Bourse : Juger les délits financiers dans un délai raisonnable, une gageure

Les affaires de délinquance financière mettent souvent près de dix ans, voire plus, avant d'être jugées définitivement, comme l'ont montré de récents exemples, un délai hors norme très préjudiciable mais difficilement compressible.
Cette année, quatre dossiers boursiers d'importance devaient être jugés à Paris. Deux l'ont été, Vivendi et Pechiney, treize et onze ans respectivement après les faits, mais pas définitivement, car le premier ira en cassation et le second en appel. Pire, les deux autres affaires, Altran et EADS, ont été renvoyées au juge d'instruction pour qu'il revoie sa copie. Douze et huit ans après la période incriminée, d'anciens dirigeants de ces sociétés attendent toujours un premier jugement au fond. « Ce n'est pas bon. L'élément pédagogique a complètement disparu. Tout le monde a oublié », observe l'avocat Thierry Gontard, du cabinet Simmons & Simmons, spécialiste du droit boursier.
Autre phénomène, en matière de délinquance financière, boursière en particulier, le long délai entre les faits et l'audience vaut souvent une certaine clémence aux prévenus. « Vous avez une juridiction qui va se prononcer quinze ans plus tard et on considère qu'elle veut la paix des braves. La justice pénale, sur ces sujets, n'est pas très sévère, c'est le drame », déplore l'avocat Nicolas Lecoq-Vallon, du cabinet Lecoq-Vallon & Féron Poloni, conseil de parties civiles dans de nombreux dossiers de délinquance financière.
Tout le gratin du droit pénal
Les raisons de ces délais anormaux sont multiples et les responsabilités partagées. Les avocats de la défense, souvent recrutés à prix d'or parmi les pénalistes les plus réputés ou les spécialistes les plus pointus, y contribuent, selon les conseils de parties civiles. « En face, on a tout le gratin du droit pénal. Ils ont le temps, ils sont très bien payés. Ils sont là pour que ça dure le plus longtemps possible », estime Me Lecoq-Vallon.
En cause notamment, les passages réguliers devant la chambre de l'instruction pour contester tel ou tel acte du juge, qui rallongent la procédure, a fortiori dans des dossiers où le nombre des prévenus approche souvent la dizaine. À l'audience, les avocats de la défense n'hésitent pas à dégainer une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ou à plaider des nullités (avec succès pour EADS et Altran), ce qui occasionne de fréquents renvois.
Souvent, en matière boursière, l'affaire a déjà été jugée par l'Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la bourse. La défense, qui a donc eu l'occasion de travailler le dossier en profondeur et s'appuie sur une parfaite connaissance du droit financier, est à même de mettre à profit la moindre faille.
Lenteur = clémence ?
En face, les conseils de parties civiles, quand il y en a, n'ont pas les mêmes moyens et n'étaient pas associés à la procédure devant l'AMF. « On lutte à armes complètement inégales entre les parties civiles et la défense », constate Me Daniel Richard, habitué des procès financiers du côté des parties civiles.« Je ne dis pas que les avocats ne contribuent pas à la longueur de la procédure par certains recours, mais ça ne joue que sur quelques mois », tempère Me Gontard. « Les personnes que j'ai assistées n'avaient qu'une seule chose en tête, c'est d'en terminer au plus vite », assure-t-il.
Mais le prévenu et son conseil, s'ils ont un but commun, peuvent diverger sur la méthode. « Les avocats considèrent très souvent, à raison, que plus la décision interviendra tardivement par rapport aux faits, plus ils auront des chances d'obtenir la clémence de la juridiction », explique le président de l'Association française des magistrats instructeurs, Jean-Luc Bongrand. « Il y a plusieurs facteurs de lenteur » de la justice, reconnaît M. Bongrand. Côté autorités judiciaires et police, « le problème essentiel, c'est la surcharge. Les policiers sont surchargés. Les parquets sont débordés. Les moyens sont insuffisants ». Quant au juge d'instruction, « quand on a une centaine de dossiers, on ne peut pas les traiter tous rapidement. »
Dès lors, au jeu de la priorité, passent en premiers les dossiers dans lesquels des personnes sont en détention provisoire, ce qui est rarissime pour un délit boursier. Paradoxalement, le fait que l'AMF ait déjà constitué un dossier joue plutôt comme un frein que comme un accélérateur. « Tout est sur le papier, figé, donc on n'est plus dans l'urgence. On n'est plus dans des dossiers où il faut aller vite en perquisitions », explique M. Bongrand.
Pour Me Richard, « il n'y a pas de volonté politique de se servir de tous les moyens de la justice pour poursuivre les délinquants financiers ».