Enquête : Cadeaux et indemnités de l'ordre des chirugiens-dentistes sous le scalpel de la justice

Bureau de l'ONCD, de g. à d. et de h. en b., Pierre Bouchet (trésorier adjoint) Alain Scohy (trésorier), Jean-Marc Richard, André Micouleau, Paul Samakh (vice-présidents), Geneviève Wagner (secrétaire générale), Gilbert Bouteille (président) et Myriam Garnier (secrétaire générale). Photo ONCD.
Bureau de l'ONCD, de g. à d. et de h. en b., Pierre Bouchet (trésorier adjoint) Alain Scohy (trésorier), Jean-Marc Richard, André Micouleau, Paul Samakh (vice-présidents), Geneviève Wagner (secrétaire générale), Gilbert Bouteille (président) et Myriam Garnier (secrétaire générale). Photo ONCD.

La Cour des comptes livre dans son dernier rapport annuel le résultat accablant de ses vérifications sur pièces et sur place de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD) et de quelques conseils régionaux (4 sur 26) et départementaux (39 sur 103). Le parquet de Paris a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire.

Un petite « victoire » au goût amer pour Philippe Rudyard Bessis, un chirurgien-dentiste radié — en octobre 2011 et (re)devenu avocat en juin 2012 — pour avoir notamment écrit en 2007 plusieurs articles « virulents » sur la gestion et les méthodes de son Ordre.

Créé en 1945, organisme à compétences administratives et juridictionnelles des quelque 40 000 chirurgiens-dentistes actifs et 4 000 retraités, la gouvernance de l’ONCD reste dans quelques mains masculines (84 % au niveau du conseil national et 75 % au niveau du bureau), le nombre de mandats successifs n’étant pas limité et les mandats départementaux, régionaux et nationaux — et les indemnités correspondantes — pouvant être cumulés, peut-on lire en guise de préliminaire dans le chapitre qui lui est consacré dans le rapport annuel de la Cour des comptes. L’actuel président, Gilbert Bouteille, à l’instar de son prédécesseur, Christian Couzinou, y siège ainsi depuis 20 ans sans discontinuer et concentre tous les pouvoirs au sein du bureau qu’il domine.

La comptabilité de l’ONCD ne répond pas « aux exigences du plan comptable général [… et] n’a jamais été soumise à certification par un commissaire aux comptes et présente […] de nombreuses anomalies […] seul le conseiller d’État qui assiste le conseil avec voix délibérative joue […] parfois le rôle de contrepouvoir. C’est manifestement insuffisant », juge d’emblée la Cour qui suggère la mise en place « d’un contrôle interne, à tous les niveaux, afin de limiter les risques avérés de fraudes ou d’erreurs ». Ainsi, par exemple, entre 2010 et 2015, au conseil national, 7 % des achats effectués par carte bancaire ont été enregistrés sans facture et ne donnent lieu à aucun inventaire. Inutile de dire que le conseil national n’exerce pas sa mission de validation et de contrôle des comptes des échelons inférieurs que lui a confiée le législateur.

Parmi les incongruités, la Cour a notamment relevé que les biens immobiliers sont comptabilisés en dépenses courantes l’année de leur acquisition et ne donnent lieu à aucun amortissement. Ni les dettes ni les créances ne sont enregistrées dans les comptes des conseils locaux et les emprunts sont comptabilisés en recettes courantes et non comme une obligation financière à honorer. Les cotisations ne sont pas comptabilisées en droits constatés et aucune provision pour risques et charges n’est enregistrée.

Au titre des aberrations, la Cour a pu constater qu’un même compte peut, d’une année sur l’autre, ou d’un département à l’autre, être utilisé pour retracer des opérations de nature différente, ce qui rend impossible « toute tentative de suivre l’évolution dans le temps des charges d’un conseil, a fortiori d’en comparer les performances financières avec les autres conseils départementaux », ce qui fait dire à la Cour que « la mise en conformité des règles et principes comptables avec le plan comptable général s’impose comme une priorité pour obliger les instances ordinales à rendre compte à leurs adhérents de leur gestion ».

L’ONCD entretient, estime la Cour, des relations critiquables avec la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) qui, dans un cas sur quatre, occupent les mêmes locaux que les conseils départementaux et, en 2014, a été subventionnée pour organiser une manifestation destinée à obtenir la fermeture définitive de l’université privée d’odontologie Fernando Pessoa, revendication qui n’entre pas dans les missions de l’Ordre et pour la Cour, « la subvention allouée comme les indemnités et frais de mission versés à des conseillers ordinaux ayant participé à cette manifestation syndicale sont irréguliers ». De même, en 2015, la campagne nationale de communication « Sauvons nos dents » pour un montant de 1,2 millions d’euros, menée par trois syndicats, n’avait pas à être prise en charge par l’Ordre. « La mission de ‘défense de l’honneur et de l’indépendance de la profession de chirurgien-dentiste’ qui [lui] incombe ne l’autorise pas à mettre ses ressources à la disposition de revendications catégorielles », juge la Cour sévèrement.

Pour ce qui est des juridictions ordinales, le code de la santé publique prévoit le versement d’une indemnité de 183 euros par audience aux présidents des juridictions ordinales de première instance par les agences régionales de santé (ARS) mais plus de la moitié des conseils régionaux leur versent une rémunération complémentaire qui n’a aucun fondement légal et qui les placent en conflit d’intérêt. Il conviendrait de mettre fin à ces irrégularités, estime la Cour qui en appelle au pouvoir réglementaire pour déterminer le montant et les modalités de versement de ces indemnités.

La manne des cotisations annuelles (417 euros pour les actifs et la moitié pour les retraités), environ 20 millions d’euros en 2016 (+14,25 % par rapport à 2009), que se répartissent les conseils départementaux (9 M€), régionaux (2 M€) et national (9 M€), échappent à tout contrôle interne et favorisent « des achats critiquables et une gestion opaque et laxiste ». Disposant d’une trésorerie de près de 30 millions d’euros, l’Ordre pourrait significativement baisser les cotisations des praticiens et ne pas les augmenter en permanence pour « financer des dépenses importantes hors du champ de ses missions de service public ».

Des indemnités indues très généreuses

La loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires du 21 juillet 2009 a posé le principe du bénévolat de la fonction ordinale, rappelle la Cour, même si elle prévoit la possibilité de verser aux conseillers « des indemnités limitées par décret à trois fois le plafond annuel de la sécurité sociale » soit 115 848 euros au 1er janvier 2016.

Or, les indemnités versées en 2015 aux membres du conseil national ont dépassé 600 000 euros, dont plus de 400 000 euros pour les seuls huit membres du bureau qui, pour la plupart, perçoivent, en outre, des indemnités liées à leur participation à des conseils locaux qui peuvent dépasser, pour certains, 20 000 euros par an et par personne. À ces indemnités s’ajoutent pour chacun des huit membres du bureau, un appartement de fonction que l’Ordre met à leur disposition gracieusement ainsi que toutes les charges afférentes, y compris des frais de blanchisserie pour un montant total de… 100 000 euros. L’avantage en nature que constituent ces logements, souligne la Cour, n’est ni déclaré ni réintégré dans les rémunérations des conseillers. Et s’il peut se justifier, concède du bout des lèvres la Cour des comptes, pour les conseillers domiciliés en province qui font le déplacement à Paris deux jours par semaine, il est « sans fondement pour les trois membres du bureau qui habitaient Paris ou la région parisienne au cours de la période contrôlée ».

Nombreux sont les conseillers, selon la Cour, qui se font verser des indemnités à l’occasion d’événements festifs auxquels ils sont conviés (goûter de Noël des enfants du personnel, cocktail de départ d’un agent de l’ARS, cérémonies du 14 juillet,…) voire des manifestations sans aucun rapport avec l’Ordre (participation à un concert organisé par une mutuelle, réunions syndicales,…), outre les « réunions délocalisées » du bureau du conseil national qui donnent lieu à défraiement d’indemnités de présence alors qu’il s’agit en réalité des déplacements d’agrément outre-mer, comme ce fut « le cas en 2011, 2012 et 2014 aux Antilles et à La Réunion, pour un coût cumulé de 55 000 € » en indemnités, transports et hébergement.

De manière anecdotique, la Cour signale les indemnités servies au président de l’Ordre, Christian Couzinou, entre 2009 et 2015, qui, chirurgien-dentiste retraité depuis le 31 décembre 2008, s’est fait embaucher en avril 2009, pour un salaire de 150 euros nets par mois, comme « assistant dentaire » par un confrère. En réalité, selon la Cour, son contrat, qui ne comportait qu’une obligation d’une demi-journée de travail par semaine, avait surtout pour effet de lui permettre de continuer à percevoir les indemnités ordinales au taux maximum, le montant alloué aux actifs (605 € en 2015) étant supérieur de 30 % à celui alloué aux retraités (462 €). Son complément de revenu a atteint 107 000 euros sur la période.

Un satisfecit est toutefois accordé par la Cour aux conseils locaux de Gironde (le montant des indemnités versées aux conseillers ordinaux représentant à peine 3 % du montant des cotisations appelées), Moselle, Pyrénées-Atlantiques, Val-de-Marne, Seine-Saint-Denis et Puy-de-Dôme, dont les conseillers ordinaux assurent leurs fonctions dans des conditions proches du bénévolat. La palme de la pratique la plus dispendieuse à cet égard revenant, avec 36 % (en hausse de 375 % entre 2009 et 2014), au conseil départemental des Alpes-Maritimes, suivi des conseils du Nord (30 %), Isère (30 %), Haute-Garonne (30 %), Essonne (22 %), Var (21 %) et Bouches-du-Rhône (21 %).

Le copinage favorise un seul cabinet d’avocats

La politique d’achat n’est pas formalisée et le choix des prestataires continue à se faire dans la plus grande opacité malgré une recommandation de juin 2015 du commissaire aux comptes du conseil national suggérant « la rédaction d’un guide de procédures permettant de contrôler et comparer prestations et tarifs » pour « revoir et formaliser les procédures de choix et de contrôle des prestations d’avocats ». Les honoraires d’avocats ont en effet été multipliés par neuf depuis 2009 et le cabinet de Me Marie Vicelli-Guilbert concentre 70 % des honoraires acquittés en 2015. Selon la Cour, ce cabinet a encaissé 3,2 millions d’euros d’honoraires au cours des quatre dernières années sans qu’il fût procédé à une « évaluation de la qualité des prestations et de la justification du montant des honoraires facturés ».

La Cour suggère dès lors à l’Ordre de se plier à l’obligation générale posée par la loi Macron du 6 août 2015 de conclure avec les avocats des conventions d’honoraires et de procéder chaque année à une évaluation de la qualité des prestations de conseil.

En conclusion, la Cour estime, d’une part, que l’ONCD est sorti du champ des compétences qui lui ont été assignées par le législateur et n’a pas mis en place les règles d’autocontrôle allant de pair avec ses missions de service public et, d’autre part, qu’une réforme de l’Ordre de grande ampleur s’impose de manière urgente que ce soit dans le champ de ses missions juridictionnelles que dans son fonctionnement administratif (démocratisation du fonctionnement des instances de décision, renforcement des garanties d’un procès équitable, recherche d’une plus grande transparence et instauration d’un contrôle renforcé des comptes et de la gestion).

Les magistrats de la rue Cambon formulent huit recommandations parmi lesquelles : publication des sanctions prises à l’encontre d’un praticien, réforme de l’organisation territoriale, limitation du nombre de mandats successifs et instauration de la parité, modification de la composition de la chambre disciplinaire nationale, fixation du montant et des modalités d’attribution des indemnités, prohibition des cumuls, rendre incompatibles les fonctions ordinales et les fonctions syndicales ainsi qu’une remise en ordre de la gestion (publicité des indemnités et avantages accordés aux conseillers ordinaux sur une base nominative et établir des procédures d’achat conformes aux règles de publicité et de mise en concurrence).

Dans sa réponse, le président de l’ONCD taxe le titre des développements (l’Ordre national des chirurgiens-dentistes : retrouver le sens de ses missions de service public, Cour des comptes, rapport annuel 2017, févr. 2017, p. 115 et s.) qui lui sont consacrés d’ « inutilement » accusateur et le juge « sévère et injuste » car il a déjà fait « siennes la plupart des recommandations formulées dans [le] pré-rapport de contrôle ».