État de droit : Les propos du garde des sceaux fragilisent l’autorité judiciaire

En réplique à la déclaration lue hier matin par le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti devant les magistrats instructeurs de la Cour de justice de la République et communiquée ensuite à la presse, la première présidente de la Cour de cassation Chantal Arens dit « regretter fortement » les propos tenus par le ministre de la justice qui mettent en cause « l’honneur des magistrats instructeurs » et contribuent à « fragiliser l’autorité judiciaire, pilier de l’État de droit ».
Mis en examen pour prise illégale d’intérêts en juillet dernier par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République et convoqué hier pour être auditionné, le garde des Sceaux s’en est en effet poutiniennement pris aux magistrats qu’il accuse, dans des termes excessifs et qui en tout état de cause n’auraient pas dû être diffusés, d’avoir « perdu tout sens de la mesure » et d’instruire un « procès en illégitimité ». Son texte lu, M. Dupond-Moretti a invoqué son droit de se taire pour ne pas répondre aux questions des magistrats instructeurs et l’a aussitôt transmis au journal l’Opinion qui l’a publié intégralement.
« Je n’entends plus, désormais, répondre à vos questions, peut-on lire sous la plume de M. Dupond-Moretti qui dit attendre sereinement de pouvoir s’expliquer devant la formation de jugement de la Cour de justice de la République pour y défendre son honneur, et rétablir enfin une vérité que [les magistrats] ne souhaitent pas voir depuis le premier jour de leur instruction ». « Tout, dans la conduite de votre information, poursuit le mis en cause, démontre en effet votre détermination non pas à faire la vérité sur des allégations que vous avez d’emblée tenues pour acquises, mais à salir la réputation d’un ancien avocat dont vous alimentez le seul procès qui vous intéresse, celui de son illégitimité à occuper les fonctions de garde des sceaux, ministre de la justice ».
« C’est avec un soin tout particulier », se plaint le garde des sceaux que les magistrats instruisent la plainte déposée contre lui par « ceux de leurs collègues dirigeants de syndicats de magistrats qui ont immédiatement qualifié sa nomination de ‘déclaration de guerre’ » et d’en déduire qu’à eux aussi, sa nomination apparaît si « illégitime » qu’il sont allés jusqu’à demander au Premier ministre s’il était exact que l’épouse du Président de la République était à l’origine de son entrée au Gouvernement (sic !).
À l’occasion d’une perquisition à la chancellerie, le garde des sceaux reproche aux magistrats instructeurs d’avoir fouillé dans les portables personnels de cadres de l’administration et de ses collaborateurs pour avoir accès à leur vie personnelle, familiale et intime, allant même jusqu’à lui demander les noms des personnes avec lesquelles il a déjeuné et dîné depuis sa nomination place Vendôme et jusqu’au mois dernier. Un vrai scandale, pourra plaider l’avocat du garde des sceaux devant la formation de jugement le moment venu.
« Vous avez perdu tout sens de la mesure », juge M. Dupond-Moretti qui en veut pour preuve que le dossier est une compilation d’articles de presse, il dit en avoir compté 551 sur les 1 481 pièces cotées. Et c’est là qu’on apprend toute « l’inimitié » que lui porte la présidente de la commission d’instruction, Janine Drai, magistrat qu’il connaît depuis fort longtemps pour l’avoir affrontée à maintes reprises lorsqu’elle présidait les cours d’assises et qu’il défendait ses clients, relations de travail « délétères » qui auraient dû, estime-t-il, la conduire à se déporter de son dossier mais, assène-t-il, « l’impartialité n’est pas votre sujet » et il en veut pour preuve l’impunité qu’elle aurait « accordée » dans ce dossier au procureur général près la Cour de cassation, « un témoin essentiel dans cette procédure, pour comprendre mon propos », dit-il.
« Votre instruction est biaisée », conclut-il, estimant que ses droits élémentaires ne sont pas respectés et d’ailleurs il entend rappeler que deux parlementaires de deux familles politiques différentes ont démissionné de la formation de jugement de la Cour de justice de la République pour protester contre les méthodes de Mme Drai à qui il entend bien opposer le seul droit qu'il a à ce stade : celui de se taire mais il promet de se défendre devant les juges de la formation de jugement qui, eux, « se limiteront à examiner les faits, et qui ne verront pas dans les plaintes déposées par des syndicats de magistrats dans le seul but de me faire mettre en examen, comme ils l’ont déclaré publiquement, une possibilité de contester la nomination d’un ministre qu’ils auraient voulu pouvoir choisir ». On est heureux de relever que le garde des sceaux est malgré tout confiant dans les magistrats qui composeront la formation de jugement et que tous ne seraient donc pas totalement pourris.
Malgré cette confiance dans la formation de jugement dont fait montre M. Dupond-Moretti, Mme Arens dit néanmoins regretter fortement ces propos, qui « contribuent à fragiliser l’autorité judiciaire, pilier de l’État de droit », par celui-là même dont la mission consiste justement à « garantir l’indépendance de la justice ».
Certes, si le ministre de la justice lui-même, avec de surcroît l’expérience des prétoires qu’on lui connaît, se plaint poutiniennement de l’injustice de la justice, et plus particulièrement de certains magistrats syndiqués, dans des termes excessifs voire outranciers, on peut effectivement penser que la justice est fragilisée dans son ensemble et on ne peut que se joindre à Mme Arens pour le regretter mais quid du quidam qui n’a ni le verbe ni l’argent pour clamer son innocence ?