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Justice : La Cour de l’Union approuve la Commission contre le régime illibéral polonais

Par Nicolas de Will | LEXTIMES.FR |
Andrzej Duda, 15 oct. 2016. Photo P. Tracz. Andrzej Duda, 15 oct. 2016. Photo P. Tracz.

La Pologne doit suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales relatives à l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême, selon une ordonnance de la vice-présidente de la Cour de justice de l’Union européenne qui s’applique « avec effet rétroactif aux juges de la Cour suprême concernés par ces dispositions ».

Le 3 avril 2018, la nouvelle loi polonaise sur la Cour suprême, en vertu de laquelle l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême a été abaissé à 65 ans, est entrée en vigueur et cette nouvelle limite d’âge s’applique à la date d’entrée en vigueur de la loi. La prolongation de la fonction judiciaire active des juges de la Cour suprême au-delà de l’âge de 65 ans est possible à une triple condition cumulative : « présentation d’une déclaration indiquant le souhait des juges de continuer à exercer leur fonction », un « certificat attestant que leur état de santé leur permet de siéger » et une « autorisation du président de la République de Pologne ».

Les juges en exercice qui ont atteint l’âge de 65 ans avant la date d’entrée en vigueur de cette loi ou, au plus tard, le 3 juillet 2018 devaient partir à la retraite le 4 juillet 2018, sauf s’ils avaient présenté, avant le 3 mai 2018 inclus, une telle déclaration et un tel certificat, et si le président de la République de Pologne leur a accordé l’autorisation de prolonger leur fonction à la Cour suprême. Pour ceux qui atteindront l’âge de 65 ans entre le 4 juillet 2018 et le 3 avril 2019, ils partiront à la retraite le 3 avril 2019, sauf s’ils déposent, avant le 3 avril 2019, la déclaration et le certificat requis et si le président leur accorde l’autorisation nécessaire. Itou pour ceux nommés avant le 3 avril 2018 et qui atteindront l’âge de 65 ans après le 3 avril 2019.

Pour prendre sa décision, le président de la République de Pologne n’est lié par aucun critère et sa décision ne fait l’objet d’aucun contrôle juridictionnel et la loi habilite le président à décider librement, jusqu’au 3 avril 2019, d’augmenter le nombre de juges à la Cour suprême. C’est la Commission qui a introduit, le 2 octobre 2018, un recours en manquement devant la Cour, estimant que, d’une part, en abaissant l’âge de départ à la retraite et en l’appliquant aux juges nommés à la Cour suprême jusqu’au 3 avril 2018 et, d’autre part, en accordant au président de la République de Pologne le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges de la Cour suprême, la Pologne a enfreint le droit de l’Union et, plus particulièrement, les articles 19, §1, al. 2, du traité de l’Union européenne et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Sans attendre l’arrêt à intervenir de la Cour, la Commission lui a demandé, dans le cadre d’une procédure exceptionnelle de référé, d’ordonner à la Pologne d’adopter des mesures provisoires, à savoir : suspendre l’application des dispositions nationales relatives à l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême, prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges de la Cour suprême concernés par les dispositions litigieuses puissent exercer leur fonction au même poste, tout en jouissant du même statut et des mêmes droits et conditions d’emploi qu’avant l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, s’abstenir d’adopter toute mesure visant à la nomination de juges de la Cour suprême à la place des juges de la Cour suprême concernés par ces dispositions, ainsi que de toute mesure visant à nommer le nouveau premier président de la Cour suprême ou à indiquer la personne chargée de diriger la Cour suprême à la place de son premier président jusqu’à la nomination de son nouveau premier président, et communiquer à la Commission, au plus tard un mois après la notification de l’ordonnance de la Cour, puis chaque mois, toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance.

De telles mesures provisoires, selon la jurisprudence de la Cour, ne peuvent être accordées par le juge des référés que si, d’une part, il est établi que leur octroi est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et, d’autre part, ces mesures sont urgentes pour « éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de l’Union ».

L’ordonnance1  rendue vendredi par la vice-présidente de la Cour, Rosario Silva de Lapuerta, fait provisoirement droit à toutes les demandes de la Commission. Primo, concernant la condition relative à l’existence d’un fumus boni juris, la vice-présidente souligne que les arguments présentés par la Commission ne paraissent pas prima faciès « manifestement irrecevables ni dénués de tout fondement ». Secundo, quant à l’urgence, elle observe que les dispositions nationales litigieuses ont déjà commencé à s’appliquer (mise à la retraite d’un nombre important de juges de la Cour suprême dont la présidente et deux présidents de chambre) et, de plus, une augmentation parallèle du nombre de juges de 93 à 120, accordée par le président de la République de Pologne, la publication de plus de 44 postes vacants, dont celui qui était occupé par sa première présidente, ainsi que la nomination par le président de la République de Pologne d’au moins 27 nouveaux juges, ce qui entraîne une recomposition profonde et immédiate de la Cour suprême, recomposition susceptible d’être étendue par de nouvelles nominations.

Si le recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre de la Pologne était finalement accueilli, il en résulterait que toutes les décisions rendues par la Cour suprême jusqu’à la décision de la Cour sur ce recours en manquement auront été rendues sans les garanties liées au droit fondamental de tous les justiciables à accéder à un tribunal indépendant et à cet égard, la vice-présidente rappelle que l’exigence d’indépendance des juges relève du « contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable » lequel revêt une « importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’État de droit ». La violation d’un droit fondamental tel que le droit à un tribunal indépendant est, ainsi, est-il souligné, « susceptible, en raison de la nature même du droit violé, de donner lieu par elle-même à un préjudice grave et irréparable ». Au cas particulier, la nature de juridiction de dernier ressort de la Cour suprême et l’autorité de chose jugée dont seront revêtues les décisions que cette juridiction rendra jusqu’à l’arrêt de la Cour statuant sur le recours en manquement permettent d’établir l’existence d’un risque réel de préjudice grave et irréparable au regard des justiciables, si les mesures provisoires n’étaient pas adoptées et le recours en manquement était accueilli par la Cour

Tertio, la vice-présidente examine si la mise en balance des intérêts plaide en faveur de l’octroi des mesures provisoires et relève que, si le recours en manquement n’était pas accueilli, l’octroi des mesures provisoires sollicitées n’aurait pour effet que de reporter l’application des dispositions nationales litigieuses, considérant que l’octroi de telles mesures n’est pas de nature à « compromettre gravement l’objectif des dispositions nationales en cause » alors que si le recours en manquement était accueilli, l’application immédiate de telles dispositions serait susceptible de « porter préjudice d’une manière irrémédiable au droit fondamental d’accéder à un tribunal indépendant ».

 

  • 1CJUE, ord., 19 oct. 2018, n° C-619-18 R, Commission c/ Pologne.

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