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Médiation : Stephen Bensimon à la tête de l'Ifomene depuis 1998

Par Alfredo Allegra | LEXTIMES.FR |
Stephen Bensimon, directeur de l'Ifomene. Photo DR. Stephen Bensimon, directeur de l'Ifomene. Photo DR.

 

Normalien, titulaire d’une licence en lettres classiques et d’une maîtrise en philosophie, Stephen Bensimon, 71 ans, futur ex-citoyen britannique en cours de naturalisation française, a débuté sa carrière professionnelle dans l’entreprise familiale, au côté de son père pendant quinze ans et qu’il a notamment accompagné en Chine pour vendre des boyaux de porc aux chinois. Marié à Florence, d’origine libérienne, il est père de deux enfants, aujourd’hui âgés de 20 et 22 ans. À la tête depuis un peu plus d’une vingtaine d’années de l’Institut de formation à la médiation et à la négociation (Ifomene) — qui dispense une formation1 de 200 heures sur deux ans validée par le Conseil national des barreaux (CNB) pour être répertorié sur sa plateforme cnma.avocat.fr et par les cours d’appel pour être inscrit sur la liste des médiateurs2 — qu’il a créé en 1998 à la suite d’un rapport rédigé, en 1995, par l’ancien bâtonnier de Grenoble Michel Bénichou, président à l’époque de la Conférence des bâtonniers, après la promulgation de la loi du 8 février 1995 qui a introduit en France, en matière civile, la médiation judiciaire, M. Bensimon a bénéficié d’une conjonction extrêmement favorable des astres. C’est en effet sous la houlette bienveillante du recteur de l’Institut catholique de Paris (ICP), Mgr Patrick Valdrini, et du bâtonnier de Paris, Dominique de La Garanderie, qu’il lancera et animera, avec une poignée d’irréductibles, une toute première série de sept conférences à l’hiver 1997/98, à la salle des Actes de l’ICP, avec pour objectif « d’interroger les domaines, les enjeux et les conditions de la négociation et de la médiation au point de rencontre de la réflexion théorique et de l’expérience des praticiens », et qui marquera la mise sur orbite de l’Ifomene lequel accueille cette année pas moins de 227 professionnels, venant de tous les horizons et des quatre coins de la France, pour se former à l’art et aux techniques de la médiation3 .

Le profil de l’apprenti-médiateur de cette année est une femme, exerçant la profession d’avocat et demeurant en Île-de-France et plus particulièrement à Paris. Sur les 227 apprenants que compte la promotion 2019, on dénombre en effet 166 femmes (73,13 %) et parmi lesquels 114  avocats (50,22 %) et si on y ajoute les trois notaires, les sept magistrats, les onze juristes d’entreprise et les treize consultants, responsables ou directeurs de ressources humaines, le pourcentage de « professionnels du droit » est d’un peu plus de 65 %. Le troisième gros tiers est, lui, extrêmement riche et varié avec notamment des dirigeants d’entreprise (9), des consultants (7), des enseignants (5), deux médecins, deux comédiens, deux coachs mais aussi un diplomate, un architecte, un auteur-réalisateur, un retraité, outre deux sans emploi, quatre étudiants et trois déclarant même exercer d’ores et déjà la profession de médiateur à titre principal. Plus des trois quarts résident en Île-de-France et plus particulièrement à Paris (109, 48,02 %) avec seulement trois personnes venant en dehors de la métropole. L’un de Luxembourg, une de Londres et une troisième de Papeete, en Polynésie française. Reconversion professionnelle, formation complémentaire, pourquoi et que cherchent-ils dans la médiation pour eux-mêmes et les autres ?

Karim Bouzalgha
Karim Bouzalgha, mai 2019. Photo Alfredo Allegra.

Autant de motivations et d’objectifs différents que de profils dissemblables ou presque. Parmi eux, Karim Bouzalgha, 35 ans, avocat au barreau de Versailles depuis 2010, qui nous explique qu’au début de sa formation universitaire, il voulait être « magistrat, puis diplomate » et finalement, il est « devenu avocat ».  Rétrospectivement, nous raconte-il, « Je me suis rendu compte que ces trois métiers avaient cette composante de médiation et c’est ce que je recherchais, la gestion des conflits, la pacification des conflits […] La médiation, c’est vraiment le trait d’union entre ces trois métiers que j’ai pensé vouloir faire successivement ». Après un certain laps de temps plus ou moins long d’environ cinq ans au cours duquel il cumulera son activité d’avocat avec celle de médiateur, Karim Bouzalgha envisage de se consacrer exclusivement à la médiation qui, semble-t-il, a radicalement « changé », aussi, sa vie personnelle. Il écoute davantage ses enfants, sa femme, ses amis,… Lorsque j’ai commencé cette formation de médiateur l’année dernière, nous confie Me Bouzalgha, « J’étais dans "l’incompétence inconsciente", c’est-à-dire que j’avais une vague idée de la médiation et je n’avais pas conscience de mon incompétence. Au fur et à mesure qu’on apprend les différents outils de la médiation lors du premier cycle, je suis entré dans "l’incompétence consciente", c’est-à-dire que je savais ce qui me manquait, ce que je devais encore acquérir. Cette année, je suis parvenu à "la compétence consciente". Je dois réfléchir, faire ceci, faire cela et j’arriverai bientôt, espère-t-il, à "la compétence inconsciente" ». Entretien4 avec l’un des maîtres de la médiation.

LexTimes : Avant de vous intéresser à la médiation, vous avez enseigné dès le début des années 80 aux futurs avocats « l’art et les techniques de la plaidoirie5 » alors même que vous n’avez aucune formation juridique ?
Stephen Bensimon : Effectivement, depuis 1983, je donne des cours de plaidoirie. Je vous quitte d’ailleurs ce soir [17 avril 2019] pour aller chez un avocat travailler sur une plaidoirie. Je suis un des promoteurs en France de la médiation qui ne considère pas que c’est antinomique du contentieux, du judiciaire et de la plaidoirie. Dans tous les cas, il s’agit d’essayer de défendre ce que l’on croit être ses droits et ses intérêts par les moyens légaux disponibles et donc tantôt ce sera la plaidoirie, tantôt ce sera plutôt la médiation, parfois ce sera l’un puis l’autre. Je vais au judiciaire mais le juge ou mon conseil m’oriente vers la médiation ou, parfois, s’il y a une clause de médiation, je vais en médiation mais cela ne marche pas ou pas encore et je vais aller voir le juge.

Quel est le rapport avec la philosophie ?
J’avais le désir de travailler en philosophe et de l’enseigner sans avoir de goût pour l’enseignement académique traditionnel de la philosophie. C’est ce que j’ai fait pendant un bon nombre d’années […] Ce qui m’intéresse, et que l’on retrouve en médiation, c’est peut-être le continuum, le fil rouge, c’est comment comprendre, se comprendre soi-même, comprendre les autres et comment arrive-t-on à élaborer des valeurs communes qu’on partage. Cela reste très mystérieux que des êtres différents réussissent à se donner des concepts communs sur lesquels grosso modo ils s’accordent, qu’ils ont en partage et à partir desquels ils déterminent des droits et des obligations. En ce sens, sans m’intéresser au droit et sans être juriste, le contrat social qui fait que, dans une famille, un groupe, un organisme, une société, on se met d’accord sur des valeurs communes et on se comprend, on entre en partage, en coopération et en confiance, c’est ce qui m’a toujours intéressé. Je l’ai fait à travers l’étude de la philosophie, la pratique et le développement d’ateliers philosophiques, je l’ai fait avec les avocats. Les lois ne m’intéressent pas sur le plan juridique, elles traduisent le fait qu’à un moment donné, dans la société, on considère qu’il y a quelque chose qui est d’intérêt général qui auparavant existait et qu’on n’avait pas érigé en norme ou qu’il y a quelque chose qui existait mais qu’on n’avait pas pensé à interdire. Le harcèlement ou la discrimination, ce n’est pas tombé du ciel hier. Cela existe depuis toujours mais on l’admettait « c’est la vie », « c’est comme ça », « c’est dans la nature humaine ou des sociétés », et cela n’apparaissait pas comme quelque chose dont la société devait se saisir pour dire ça on peut faire, ça on ne peut pas faire, le caractériser, le définir, le qualifier. Par le travail de la société, de la société civile, du monde associatif, du monde politique, des acteurs politiques, des idéologies, on met en avant des valeurs qui sont « dignes » d’être défendues, d’autres qui « mériteraient » d’être abolies et ainsi on fait évoluer les mœurs, on fait évoluer la loi. Rétrospectivement, nous avons un peu de mal à nous imaginer que l’esclavage ait fait l’objet d’un droit et que cela soit apparu dans les sociétés humaines comme normal, naturel, incontestable et inchangeable. Ceci nous révulse mais c’était le droit et c’était normal, c’était même présenté comme naturel, « dans la nature des choses, des hommes et des sociétés ». La disparité homme/femme, c’est pareil. Au 19e siècle, on a Olympe de Gouges, George Sand mais on ne trouve pas grand monde parmi les femmes et encore moins parmi les hommes pour s’insurger et considérer que ce n’est pas normal, que c’est injuste ; c’est dans la nature des choses, ce sont des femmes donc c’est « comme ça ». Le fait qu’à un moment donné, ce soit remis en question, que ça travaille la société, qu’elle réinterroge les valeurs et les concepts et qu’elle bascule d’une conception à une autre profondément différente qui transforme la société et les relations entre les acteurs, c’est ce que je trouve passionnant. Ça passe par le filtre, le crible, le tamis, de la loi et pour en arriver là, il y a un travail philosophique, un travail de réflexion : Pourquoi est-ce juste, pourquoi ne l’est-ce pas, qu’est ce qui est normal, qu’est ce qui est naturel, qu’est ce qui est sain, qu’est ce qui est souhaitable, qu’est ce qui est désirable ? Jusqu’à ce que la société rejette ce qu’elle avait adoré, ou respecté et le prenne en aversion ou au contraire se dise, il y a quelque chose que nous devons mettre en avant, faire prévaloir, instituer comme un droit, et parfois c’est une véritable inversion. Il en va ainsi de la disparité homme/femme. De même, l’avortement qui était un crime passible des assisses est devenu en quelques années un droit. C’est ça qui me passionne ! On se met d’accord, on se résigne, on accepte une chose puis on la fait évoluer, on la transforme d’un commun accord avec, évidemment, des réfractaires, des résistances, des séquelles du passé qui hantent le présent mais comment se font ces bascules, ces points de bascule, comment est-ce qu’une communauté humaine se travaille en dialogue, en discussion, en dispute, en manifestation, en revendication jusqu’à ce que quelque chose bouge et que de nouvelles évidences apparaissent qui rendent les évidences d’hier incompréhensibles, invivables. Mon intérêt a toujours été d’accompagner ces prises de conscience, ces réflexions collectives qui entraînent une nouvelle relation entre les acteurs de la vie sociale. Je me suis mis à travailler beaucoup avec des avocats, essentiellement sur des contestations et des contentieux, et ensuite je me suis rendu compte que beaucoup de choses pouvaient se négocier mais sans encore penser à la médiation. Je ne la connaissais pas, je ne m’y intéressais pas encore. Je suis loin d’être le premier promoteur de la médiation. Bien avant moi, dans les années 60, c’est Jean-François Six6 qui a développé l’idée de médiation et ses disciples, Claude de Doncker et Jacques Salzer, sont nos propres maîtres.

Vous aidez des avocats à préparer leur plaidoirie ?
Je ne suis pas avocat, je n’ai pas la prétention de leur apprendre comment plaider mais plutôt leur permettre de persuader le magistrat qu’on a raison sans que ce soit sophistiqué, de la poudre aux yeux, sans que ce soit une manipulation par laquelle je dissimule certaines choses pour en faire accroire d’autres, c’est-à-dire développer une pensée qui permette à celui qui est en charge de prendre une décision, de prendre la mesure de la cause et des arguments des uns et des autres pour trouver une décision satisfaisante intellectuellement et humainement. C’est ce que l’on va retrouver en médiation.

Mais comment êtes-vous parvenu à mettre un pied parmi les robes noires ?
J’ai eu la chance qu’un bâtonnier, Bernard Bigault du Granrut, un homme remarquable, fasse appel à moi en 1982. Il me dit : « Au palais de justice, il y a des acteurs qui donnent des cours de plaidoirie et c’est essentiellement de la rhétorique » et « Je sais que ça ne vous est pas étranger mais ce n’est pas ce que le monde moderne demande. Moi, pour mon barreau, je veux des gens qui travaillent sur la réflexion, qui considèrent que l’avocat est quelqu’un qui réfléchit à la cause qu’on lui présente et qui aide le juge à prendre conscience et à prendre ses responsabilités ». Il me demande alors si je serais d’accord pour former des avocats dans cet esprit. J’ai accepté et pendant des années, au cœur du palais, salle de Sariac, j’avais une vingtaine d’avocats parmi lesquels Abraham Zeini. Il est arrivé un soir, au cours de plaidoirie en disant : « J’ai un problème, je dois défendre un type pas très reluisant qui est accusé d’avoir assassiné un jeune drogué en lui promettant qu’il allait lui apporter de la drogue, en lui donnant rendez-vous au coin d’un bois, et là comme c’est bizarre, le coup de pistolet est parti et le jeune drogué est mort ». L’avocat général considère que c’est un guet-apens, on a pris un naïf en manque, on est allé le voir parce que cet imbécile, dans un café d’une banlieue lointaine, cherchait visiblement de la drogue, montrait qu’il avait de l’argent ; le gars y est allé et il a dit je m’en occupe, rendez-vous au coin du bois à telle heure, juste entre chien et loup et je t’apporte une savonnette de drogue. Naturellement, il ne revient pas du tout avec de la drogue, en revanche il revient armé. Le gars dit : « Il y a eu une rixe, je pensais qu’il allait lâcher l’argent, je n’avais pas de drogue d’accord, je ne voulais pas le tuer, juste le menacer et puis quand je l’ai braqué, au lieu de prendre peur […] me lâcher l’argent et partir en courant, il m’a agrippé et le coup est parti ». Un « assassinat » pour l’avocat général et des « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner » pour Abraham Zeini. Deux thèses et une des difficultés du judicaire, c’est le binaire. C’est l’un ou l’autre, on peut avoir ou non l’intention de tuer. À vrai dire, dans l’esprit de quelqu’un ça peut être un peu fumeux. Je n’ai pas intérêt à le tuer, je n’ai pas envie de le tuer, je n’ai pas l’intention de tuer mais je ne suis pas armé pour rien non plus. C’est juste pour faire peur, mais c’est mieux qu’il y ait une cartouche engagée. En réalité, les êtres ne sont pas forcément très cohérents et leurs intentions ne sont pas aussi claires que dans le réquisitoire de l’avocat général ni aussi claires que dans l’argumentation du défenseur. Toujours est-il que le groupe d’avocats a travaillé avec moi sur le dossier. Zeini a plaidé et obtenu les coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner. C’est là que nous avons fait connaissance, avant que nous devenions des acolytes, des complices pour le développement de la médiation. La plaidoirie a été un creuset : qu’est-ce que c’est de persuader sans tricher, qu’est-ce que c’est faire en sorte qu’un juge écoute un avocat. Se faire écouter de l’autre et comme par hasard ce sera très différent, comment est-ce que je peux faire pour que le magistrat quand je parle se dise : « Oui, effectivement c’est la question qui m’est posée. Oui, effectivement pour répondre à cette question, il faut que je sache ça et ça et donc est-ce que vous allez m’apporter des éléments qui me permettent de voir plus clair et de trancher en connaissance de cause, sans chercher à me cacher la poussière sous le tapis ». C’est sur ces bases-là que j’ai commencé à travailler en plaidoirie, pour avoir une conviction, une conviction authentique qui fasse que le juge puisse avoir une certaine confiance dans le mercenaire qu’est, à ses yeux, l’avocat qui ne cherche pas la vérité, le droit pur mais à faire entendre la voix et les droits de son client. La loi est générale, impersonnelle et chaque situation est différente et même quand quelqu’un a tort, c’est très rare qu’il ait tort pour le pur plaisir d’avoir tort. En général, il ne se permettrait pas d’avoir tort s’il n’avait pas de bonnes raisons d’avoir tort. C’est ce travail de compréhension que chacun des acteurs d’une situation a des raisons de faire ce qu’il fait [… qui] mérite d’être pris en considération.

Et c’est donc ce qui vous a ensuite fait basculer vers la médiation ?
C’est à cause d’un avocat, le bâtonnier [de Grenoble Michel] Bénichou, président de la Conférence des bâtonniers en 1995, qui a publié un rapport — que j’ai pieusement conservé — à l’occasion de la loi sur la médiation judiciaire7 pour expliquer à tous les bâtonniers de France qu’il ne faut pas louper le coche, qu’il se passe quelque chose d’important, que ceux qui sont épris de droit et de justice ne peuvent pas s’en désintéresser, qu’il ne faut pas regarder avec mépris cette approche évidemment très différente de leur tradition. Ce n’est pas par Jean-François Six et ses disciples que j’ai découvert la médiation, c’est au travers de ce rapport. Je me suis dit, il a raison, ce qu’il dit est extrêmement pertinent et il faut évoluer de la plaidoirie et de la négociation vers cette autre approche qui peut apporter un plus.

Dominique de La Garanderie, première femme élue au bâtonnat de Paris et très pro-médiation, vous a aussi ouvert des portes ?
On était en 1996/1998 et c’est elle qui va porter la médiation au barreau de Paris accompagnée par Martine Bourry d’Antin qui était membre du conseil de l’ordre et déléguée à la médiation. Le premier article de Mme Bourry d’Antin dans le Bulletin du Bâtonnier à l’époque s’intitule « La médiation : rien à perdre, tout à gagner ». C’est le premier acte de sensibilisation du barreau sur le thème « Intéressez-vous à la médiation, il n’y a rien à y perdre, il y a beaucoup à gagner ».

Et l’Ifomene s’est alors rapidement développé ?
L’Ifomene, c’est d’abord un espace qui nous a été donné de très grande liberté, de très grande autonomie pour développer la médiation comme nous le sentions. L’ICP nous a totalement fait confiance. Eux aussi, comme à la Sorbonne8 , considéraient que c’est un objet un peu indéfinissable, un ovni intellectuel […] intéressant sur le plan humain, sur le plan des relations humaines. Ils nous ont donné un espace pour le développer mais « c’est vous les architectes, on vous laisse faire ». Il ne fallait évidemment pas qu’on coûte des sous, qu’on fasse des choses non éthiques. On a commencé à développer et ça s’est développé, je ne nous en attribue pas le succès, ça s’est développé très considérablement car on arrivait au bon moment. Cela n’a cessé de se déployer dans toute la société sans faire beaucoup de tintamarre mais aujourd’hui il n’y a plus un seul compartiment du jeu où il n’y a pas de la médiation. Au début, on avait de petits effectifs, essentiellement d'avocats, puis d’autres secteurs d’activité de la société sont arrivés. Le diplôme d’état de médiateur familial d’abord avec surtout des psychologues, des travailleurs sociaux et ensuite le master en « Mangement et médiation en entreprise » avec des responsables d’entreprise, des dirigeants, un autre public, puis les DRH. Nous avons bénéficié très vite de la reconnaissance des magistrats, ils sont venus se former. Cela a permis pour la première fois aux magistrats et aux avocats de travailler ensemble dans la même formation pour atteindre les mêmes valeurs.

Comment avez-vous constitué votre équipe en 1998 ?
Nous sommes à l’Ifomene d’une très grande fidélité. Dès le départ, il y a eu Abraham Zeini, Alain Laraby, Claude de Doncker, une équipe de nombreux formateurs parce qu’une de nos originalités, qu’on ne cesse pas de cultiver, c’est la diversité des formateurs. Nous sommes rebelles à l’idée d’un médiateur-type, un médiateur de référence, la personnalité de chacun, sa culture d’origine joue pour nous un rôle important. Dès le départ, même s’il n’y avait que 20 personnes, il y a eu au moins 8 formateurs, tous différents. On a toujours été rebelles à l’idée même d’une personnalité, à l’intérieur de l’Ifomene, qui donnerait une image de la médiation. Chacun d’entre nous intervient sur un compartiment du jeu, personne ne prétend donner une image globale.

C’est tellement vrai que c’est à la limite de l’incohérence cette différence notable entre les différentes approches des différents formateurs ?
Nous considérons que c’est une bonne chose. On ne cherche pas à normaliser. Nous l’assumons complètement, c’est parfaitement salutaire. Dès qu’on va commencer à enrégimenter dans une doxa et dire que la médiation c’est « cela » et que le vocabulaire qu’il faut employer c’est « celui-là », on va perdre l’esprit de la médiation. C’est le cas de quelques formations que, pour le coup, je n’apprécie pas.

Mais ne devrait-il pas y avoir quand même une colonne vertébrale ?
Il y a une colonne vertébrale qui se résume à peu de choses. Pour qu’il y ait médiation, il faut qu’il y ait une liberté des acteurs, du secret dans l’espace de médiation, liberté, secret, neutralité, impartialité, indépendance et, enfin, le fait qu’on n’a pas le pouvoir de prendre des décisions et que, normalement, on ne fait même pas de propositions. Nous misons sur le fait que les personnes sont capables mieux que quiconque de régler elles-mêmes leurs affaires si on les met dans de bonnes dispositions, un bon climat et sur la même longueur d’ondes. Une fois qu’on a dit ça — il m’a fallu moins de cinq minutes pour le dire —, on a dit ce qui est commun à tous les médiateurs. Après cela, chacun sa chanson. La médiation est un processus structuré mais il n’est pas pré-structuré. C’est le médiateur qui, une fois qu’il est aux manettes, comme dans un rallye, pilote en fonction de ce qu’il rencontre sur le chemin. La médiation est un processus structuré en cours de route par le médiateur. Il n’est pas structuré d’avance, ce n’est pas une procédure même quand on parle d’étapes de la médiation. Ça nous donne des repères mais on ne suit pas un plan de progression. On a toujours fait en sorte que les formateurs se sentent extrêmement libres, ils ont tous été formés eux-mêmes et ils sont tous praticiens. Ils disent ce qu’ils font, ils obtiennent des résultats comme les autres, à leur façon. Du coup, au bout d’un moment, vous vous dites : « Mais, moi aussi, je vais pouvoir faire comme je le sens, dans le respect de la charte éthique, dans le respect des cinq six principes que l’on vient de rappeler et dans le respect de la loi ». Cela donne un cadre suffisant et à l’intérieur de cela, je slalome comme je peux en fonction des gens qu’il ne faut pas blesser, des situations que je dois ménager pour arriver à faire évoluer tout cela « cahin caha » dans le bon sens mais évidemment, il faut que je puise dans mes ressources. Cela demande de l’ajustement, de l’agilité, de la souplesse et comme toujours dans une boîte à outils, c’est souvent le bout de fil de fer ou le bout de ficelle qui va m’aider à trouver une petite réparation de fortune qui va permettre d’avancer. On habitue les gens à un certain pragmatisme et avoir le courage de dire que la médiation c’est du « bricolage ». Le mot paraît peu noble mais il est de Claude Lévi-Strauss9 . Il différencie l’ingénieur et le bricoleur. Les ingénieurs, eux, ce sont les maths, la résistance des matériaux, les plans et après ils les exécutent. Puis Levi-Strauss les distingue du bricoleur, c’est-à-dire celui qui fait avec les moyens du bord et pour cela il faut avoir beaucoup expérimenté, essayé des tas de trucs, pour trouver le truc qui va bien. En médiation, je suis proche du repas improvisé quand des amis arrivent à l’improviste et que je dois faire avec ce que j’ai dans le frigo, sur les étagères, je cherche un peu partout ce que je pourrais bien leur faire.

Avez-vous malgré tout quelques critères pour sélectionner et constituer votre équipe ?
L’équipe, environ 70 personnes, est constituée, pour une très grande partie, de ceux qui se sont formés chez nous et qui, ensuite, font leurs preuves dans la pratique. Ils ont vu des tas de formateurs, savent comment on fonctionne, connaissent nos qualités et nos défauts et ils savent qu’ils auront une liberté pédagogique dans ce cadre assez souple. On sait qu’on peut leur faire confiance une fois qu’ils ont quatre à cinq ans de pratique. On les fait d’abord travailler uniquement sur des exercices pratiques le samedi, en sous-groupe. Le médiateur qui fait la conférence du vendredi soir prend un des sous-groupes et il y a plusieurs médiateurs praticiens qui vont se répartir les sous-groupes. Il y a aussi des gens qu’on connaît de réputation, qu’on nous recommande. On est ouvert. Il faut qu’ils soient formés et qu’ils aient de la personnalité, justement pour montrer qu’on y met du sien dans une médiation. On n’est pas de simples exécutants. Les chefs d’orchestre, ce sont souvent des profils assez colorés. Il faut pouvoir aussi être en phase avec l’engagement et l’enthousiasme des participants qui sont très en demande. Si quelqu’un n’est pas très généreux, n’a pas un dynamisme suffisant, ça ne peut pas aller car on a un temps court pour chaque module, un jour et demi avec une partie théorique où l’on est nombreux le vendredi soir. C’est important ce moment de rassemblement qui conforte ceux qui se forment à l’idée qu’il y a toutes sortes de profils, c’est encourageant. Ensuite, il faut que le samedi, on puisse travailler, comprendre les mécanismes et pour cela il faut un praticien. C’est notre critère fondamental.

Vos équipes sont-elles pérennes ?
Il y a des intervenants, même des intervenants majeurs, qui peuvent nous quitter car ils vont travailler dans d’autres structures avec lesquelles on ne peut pas travailler. Ils ne peuvent pas avoir deux responsabilités. C’est parfois à regret. C’est normal aussi, les gens ont envie de créer leur propre machine, d’être maître à bord. Et d’une manière générale, on ajoute de nouveaux formateurs mais on en perd très peu.

Avez-vous atteint un idéal via la médiation ?
Oui, absolument ! Pour moi, c’était vraiment « est-ce possible de s’entendre, est-ce qu’on peut s’entendre sur des valeurs communes, est-ce qu’on peut se mettre d’accord sur une manière de coexister, d’exister de collaborer ? ». Mon postulat philosophique a toujours été que j’ai besoin de l’autre pour devenir moi-même, pour redevenir moi-même, pour être davantage moi-même. Quand je suis en conflit avec l’autre, j’ai besoin de mon ennemi pour avoir ma paix. Ce sont des postulats assez simples, de bon sens mais d’ailleurs dans notre histoire récente, je crois que c’est Sartre qui avait eu cette phrase, « L’autre [Autrui] est le médiateur indispensable entre moi et moi-même »10 . Je n’ai pas accès à moi sans l’autre. C’est au travers de ma relation à l’autre que je m’épanouis, que je me développe, que je m’affirme, que je m’oppose, que je deviens moi-même. Ce n’est pas dans la solitude, ce n’est pas dans le repli, c’est dans la relation. C’est vrai que cela commande l’intérêt philosophique que je porte à la médiation qui est plus riche que la plaidoirie ou d’autres approches et même que la négociation. Dans la négociation, on fait des petits pas l’un vers l’autre, on peut faire des compromis mais quelque part, je vais vers l’autre mais je ne passe pas par l’autre pour être moi-même. En médiation, il y a vraiment une dialectique, un échange plus profond humainement qui m’ont paru valoir le détour. Dès qu’on arrive, en médiation, à faire sentir que le fait de se comprendre mutuellement c’est ce qui va permettre d’arriver au meilleur accord pensable et possible, on a fait notre travail.

C’est la philosophie qui nourrit votre pratique de la médiation ?
Oui, pour moi, la philosophie c’est une discipline très élevée, très profonde, mais c’est d’abord quelque chose qu’on peut mettre en œuvre. Il faut qu’on puisse vérifier que les idées, les méthodes, les principes qu’on se donne peuvent entrer en action, peuvent être vécus. C’est de la philosophie vivante. La médiation, pour moi, c’est de la philosophie vivante, c’est-à-dire que quand je suis perdu, quand je n’ai plus de repères, quand je n’arrive pas à m’extirper d’un problème, que je ne comprends pas l’autre qui ne me comprend pas, comment puis-je arriver à retrouver des valeurs, un horizon, une compréhension de moi-même, de la situation et de l’autre ? Tout le travail de la médiation, c’est pour avoir ce creuset, cet espace de clarification qui permet à chacun de se donner de nouvelles valeurs parce que celles sur lesquelles j’avais fondé ma relation à l’autre et mes certitudes sont tombées en miettes ou au contraire de les retrouver, de se les réapproprier.

Dans la philosophie, il y a une part d’utopie qui semble vous faire défaut ?
C’est tout-à-fait ça, j’avais été invité à faire une intervention pour le barreau et une université brésilienne l’année dernière et le thème m’avait beaucoup plu. Depuis, j’en ai fait une matière de mes cours car il m’a fait penser des choses de manière très claire. Est-ce que la médiation est une utopie, était mon sujet et j’ai répondu oui, c’est une utopie « réaliste ». Qu’est-ce qu’on appelle une utopie ? Généralement, c’est un truc impossible. Pas du tout. Quand quelque chose est possible voire nécessaire, juste, agréable, utile, tout ce que vous voudrez et qu’on ne sait comment y arriver, c’est une utopie. Quand Luther King fait un discours et nous dit « J’ai fait un rêve », ce n’est pas un doux rêveur, il essaie de transformer la réalité. Ce qu’il décrit dans son discours c’est ce que la société pourrait, devrait, être pour se porter mieux en se débarrassant du racisme qui la corrompt et la pervertit. Donc au moment où il le dit, il n’a pas et on n’a pas trouvé les voies et moyens pour surmonter des siècles de racisme consécutifs à l’esclavage. Pour autant, ce qu’il décrit c’est à la fois juste, nécessaire, souhaitable, pensable et possible. C’est le chemin qui manque, la méthode comme on dit en grec : le chemin pour aller vers. Le discours de la méthode, c’est comment parvenir à une pensée juste et claire. Dans la troisième partie sur la méthode, Descartes dit : Qu’est-ce qu’on fait quand on est perdu dans une forêt ? ou bien si je veux changer d’idée, quand je veux détruire ma maison pour en construire une autre, où je vais vivre dans l’intervalle ? Comment je me débarrasse de la maison qui est en train de s’écrouler, je sais qu’elle va s’écrouler sur moi, il faut que je change mon logiciel comme on dirait aujourd’hui puis il faut que j’en adopte un nouveau, il faut que j’arrive à vivre cette transformation. Je suis encore un homme ancien, je ne suis pas encore le nouveau et je suis dans l’entre-deux. Je vais vous donner quelques règles de morale provisoire, dit-il : une méthode. Comment peut-on passer d’un état à un autre, d’une illusion à un savoir, d’un savoir à la déception et à la reconstruction d’un savoir. La médiation, pour moi, c’est effectivement une utopie réaliste. Les gens qui arrivent en médiation, ils espèrent mais ils n’y croient pas. Ils disent de toute façon, il n’y comprend rien, c’est foutu, c’est rompu et le fait d’arriver à retrouver des ancrages intérieurs et à retrouver contact avec l’autre, c’est la médiation. On le voit bien à la fin d’une médiation, quand ça marche, les gens sont épatés par eux-mêmes. Comment en est-on sortis ? On n’y aurait jamais cru et ils trouvent ça presque magique. Ils ont sous-estimé leur capacité et leurs compétences et ils n’ont pas vu à quel point ils désiraient trouver une sortie, ils ont puisé en eux et en l’autre les moyens d’en sortir et en ce sens c’est utopique. Quand ils arrivent en médiation, ils savent bien que ce serait tellement mieux d’être en paix, d’être réconciliés, de pouvoir tourner la page, on peut leur faire écrire le discours de Luther King mais quand on a dit ça qu’est-ce qu’on fait ? C’est l’apport de la non-violence, c’est-à-dire le fait de penser que la non-violence est un moyen de lutte. Ce n’est pas de la passivité, c’est une autre manière de lutter pour ce qu’on estime juste, pas simplement contre ce qu’on estime injuste. Lorsque des personnages comme Gandhi, Luther King, Mandela démontrent qu’ils arrivent, dans un temps historiquement, humainement, court, une génération humaine, à retourner, comme un doigt de gant, des situations qu’ils considèrent comme radicalement injustes et qui parfois sont complètement enracinées dans la société et qu’on parvient à reprendre les choses sous un tout autre angle, en quelques dizaines d’années, par des moyens de lutte non-violents, on se dit que la non-violence peut avoir des formes d’efficacité que n’a sûrement pas la violence. C’est très difficile de tuer définitivement et absolument l’autre, les solutions finales, historiquement, ne marchent jamais, ça peut faire des horreurs d’une cruauté infinie mais elles ne marchent jamais. La violence engendre la violence et c’est assez difficile d’obtenir une victoire définitive par la violence. La violence ne réconcilie pas avec soi-même et en tous les cas pas avec l’autre et ceux qui sont dans sa mouvance, spectateurs de cette empoignade. Nous savons que l’utopie est possible, pensable et nécessaire mais nous ne savons pas comment y aller et de ce point de vue là, le processus de médiation est un petit chemin qui permet d’y parvenir. Le passage obligé est la prise de conscience de l’autre, la considération et le respect de l’autre, ce qui est a priori contraire à ce que je ressens puisqu’a priori je suis victime d’une injustice et que pourtant je vais respecter celui qui me la fait subir. C’est demander un effort tout particulier. Est-ce qu’on se tape sur la gueule jusqu’à ce qu’il y en ait un qui tombe ou bien face à la violence, comment est-ce qu’on peut vaincre la violence elle-même et comment est-ce qu’on peut la détourner, la retourner contre elle-même ou même arriver à utiliser d’autres moyens qui se révèlent moins virulents mais plus puissants que la violence au bout du compte ? La médiation s’inscrit dans l’idée que c’est un moyen de combat, en ce sens ce n’est pas différent de la plaidoirie, il s’agit toujours de lutter. Je veux me faire respecter, je veux exiger mes revendications et mes droits et puis mes intérêts, je ne les braderai pas. Est-ce que je peux obtenir, sinon gain de cause, en tout cas une forme de satisfaction suffisante en utilisant d’autres moyens. C’est le défi de la médiation. Les moyens sont trompeurs car la médiation n’est pas perçue comme un combat, ceux qui ne la connaissent pas ne savent pas que c’est un combat. Ils ne savent pas que quand les gens viennent en médiation, ils ne viennent pas pour faire la paix, ils viennent pour se dire ce qu’ils ont sur le cœur. C’est pour cela que la médiation est violente dans son déroulement mais le processus est destiné à apaiser progressivement cette violence, à épuiser et vider cette violence. En tous les cas, dans la conception française, car il y a une exception culturelle française du grand Jean-François Six qui fait reposer la médiation sur la rencontre, donc sur le fait de crever l’abcès, d’opérer une purification des passions par leur manifestation, par leur expression.

Faut-il réglementer la profession de médiateur qui se professionnalise de plus en plus ?
Je vais vous décevoir, je n’ai aucune idée sur la question. Au mot professionnalisation, oui. Il faut que ce soit une compétence professionnelle. Encadrer, cela fait un peu peur. Si professionnalisation veut dire création d’une profession réglementée, une corporation, cela fait un peu peur aussi. Pour ma conception qui est une conception très souple, la médiation ne cessera jamais de se chercher et de s’ajuster à la réalité des problématiques de la société. Au fur et à mesure, la société met en place des médiateurs très structurés, des médiateurs institutionnels. Là, en revanche, s’il y a une approche prospective, c’est celle-là, ne pas être sectaire, considérer que ce sont des médiations qui ne ressemblent pas pour certaines à la médiation libérale telle qu’on l’a accompagnée avec J.-F. Six et ses successeurs des années 60/70 jusqu’à aujourd’hui. Il y a des ramifications avec des formes de médiations différentes. Je pense que c’est tout-à-fait sectaire de dire, cela c’est de la vraie médiation et ceci n’est pas de la vraie médiation. Dès l’instant que c’est la recherche d’une solution amiable et dès l’instant que les acteurs sont bien informés de ce que vont faire les médiateurs, ils prennent ou ils ne prennent pas mais c’est un service qui leur est proposé et qui a comme tous les autres, ses avantages et inconvénients qu’il faut soupeser en conscience, en gens responsables et éventuellement avec leurs conseils pour savoir si c’est la bonne solution ou pas.

Vous préconisez donc un maximum de souplesse ?
La médiation obligatoire nous pose problème mais s’il s’agit d’expérimentation, de quel droit l’interdirait-on même si des gens pourront en faire les frais. Nous avions un a priori défavorable mais en regardant comment cela se déroule en matière familiale, je dois dire que notre responsable du diplôme d’état, vice-présidente de l’APMF, qui avait également un a priori défavorable, reconnaît que quand c’est bien fait, il y a des gens qui en tirent avantage. Si la porte de sortie n’est pas fermée, pousser les gens vers l’entrée mais sans les contraindre à rester, en leur laissant la possibilité de trouver ou non un accord avec une porte qui reste ouverte, ça mérite réflexion. Nous avons toute une culture qui fait qu’on est réticent à certaines innovations mais c’est l’intérêt aussi d’avoir un Institut où on est très nombreux, où les expériences sont très différentes. Tout ce qui ne ferme pas le jeu peut être considéré.

Vous pensez que la médiation est quelque chose qui peut être universel ?
La médiation en tant que telle, ce serait prétentieux. Disons que l’existence de modes amiables de règlement des difficultés relationnelles paraît être d’une nécessité « universelle », que cela revêt une forme ou une autre, la conciliation a été une très belle tentative, elle n’a pas pu être portée au même niveau que la médiation aujourd’hui mais c’était déjà un très bel effort. Je pense que nos sociétés cherchent à mettre en place des manières assez libres et responsables de régler les difficultés relationnelles. Aujourd’hui, ça s’appelle médiation, peut-être que ça va se répandre et devenir un mode général prépondérant, si ça manque à sa mission, la société civile inventera autre chose. L’autre finit toujours par trouver un passage. Les relations sociales sont fluides et donc quand elles rencontrent un obstacle ou bien cela monte jusqu’à ce que le barrage craque ou bien ça s’infiltre ou ça contourne pour retrouver une pente favorable.

Quelle est, selon vous, la qualité essentielle — s’il ne devait en avoir qu’une seule — que devrait avoir le médiateur ?
C’est très difficile à dire mais ce qui me vient à l’esprit, c’est le respect des personnes. Pour moi, l’irrespect commence lorsque je pense que je suis plus intelligent que l’autre, que j’ai une idée sur la situation meilleure que lui, etc… C’est le premier mot qui me vient à l’esprit. En tous les cas, c’est la formule la plus commode que je trouve.

La médiation est-elle destinée à se développer par sa branche conventionnelle ou judiciaire ?
Les médiateurs un peu aguerris et un peu anciens — ce qui est mon cas — ne jurent que par la médiation conventionnelle parce que c’est la médiation spontanée de la société. La médiation judiciaire, c’est déjà une reprise en charge par l’institution qui a eu l’extraordinaire courage d’admettre en son sein un mécanisme qui respecte le droit mais ne cherche pas de solution en droit. C’est tout de même un effort institutionnel immense et évidemment c’est ce qui magnétise l’intérêt parce que c’est majestueux, parce que c’est le palais de justice, etc... et aussi parce qu’on est un état de droit, qu’on est fier de l’être et que la médiation judiciaire ça le fait et ça en jette. Mais en réalité pour qu’il y ait vraiment un développement général de la médiation et pour ne pas dire universel de la médiation, il faut que les gens aient le réflexe de régler les problèmes de gré à gré.

Comment éduquer les gens pour qu’ils aient ce réflexe ?
Pas à pas. On est tous impatient mais on a toujours dit que c’était une question de génération, qu’il fallait 20 ans, 30 ans voire 50 ans, ça fait longtemps qu’on le répète et de fait ça se développe. Évidemment pour ceux qui pensent que cela mériterait d’être une approche généralisée ça paraît très lent mais ça se développe en tâche d’huile, de proche en proche. On est en train aujourd’hui de faire des lois à caractère général et encore je ne sais même pas si elles sortiront, ce sont des propositions de loi. On sait bien qui les a inspirées, des gens qui veulent peut-être aller un peu plus vite que la musique.

Mais sa généralisation passe-t-elle par la médiation judiciaire ?
Cela me paraît une grave erreur car nous sommes dans une société présumée libre, avec des gens libres, potentiellement différents et potentiellement en désaccord qui ont la libre disposition de leurs droits. Ils contractent ou décontractent avec qui ils veulent comme ils veulent. Ils ne sont absolument pas obligés d’aller devant le juge. La question est de savoir si la démarche première des acteurs de la société est d’aller devant le juge ou de dire qu’on va essayer de régler ça d’abord entre nous et si on a du mal à le faire entre nous —parce que vraiment on ne peut plus se blairer, on ne peut plus se sentir — se dire il y a quelqu’un qui est de bonne foi, de bonne volonté, de bon sens, formé à l’écoute, au dialogue, j’ai besoin de ce tiers. C’est la seule justification de la médiation et vais-je continuer à m’en remettre comme ça, en réflexe pavlovien, à une autorité supérieure et extérieure, un juge, un arbitre ou bien, je dis, c’est mon affaire, c’est ma vie, c’est mon argent, ce sont mes enfants, c’est à moi de trouver une solution adaptée, comment est-ce qu’un tiers pourrait le faire mieux que moi ? et puis c’est ma responsabilité et ma liberté ! C’est cela, à mes yeux, ce que la société développe et que nous accompagnons, c’est-à-dire j’en ai marre que des gens se croient au-dessus de moi règlent mes affaires à ma place. Dans une société adulte, les citoyens considèrent qu’ils ne sont pas des êtres sous tutelle. Il faut créer une culture de la médiation dans la société, une culture de la relation directe respectueuse de l’autre : « Je ne suis pas d’accord avec toi mais j’ai besoin de toi pour trouver une solution parce qu’on se tient mutuellement et je sais que cela passe par le fait qu’il faut d’abord que je te respecte, que je t’écoute, que je te comprenne moyennant quoi on va peut-être arriver à trouver un moyen de moyenner sinon on n’y arrivera pas et il faudra encore aller recourir à "je ne sais pas qui" pour régler le problème à notre place ».

Et pour terminer, voulez-vous nous dire quels sont vos axes d’innovation ?
Il en a été question lors de la dernière fête de la médiation [30 mars 2019, ndlr], il s’agit de la formation permanente du médiateur. On fait un effort pour se diplômer, ensuite on essaie de commencer à pratiquer et il faut qu’on aide les gens, cela s’appelle DU+ chez nous et cela consiste à aider les diplômés à s’installer avec notamment un module intitulé « Comment installer son activité de médiateur ? ». Il y a aussi la formation permanente. Rien qu’à Paris, il y a à peu près 600 médiateurs qui ont prêté serment près la cour d’appel et ils vont devoir justifier d’une formation permanente que nous pouvons leur dispenser. On n’est pas un centre de médiation, on les alimente. On estime qu’en Île-de-France, il y a quelques centaines de personnes qui vont avoir besoin d’un travail sérieux d’analyse de pratique, d’installation de leur métier, d’amélioration de leurs compétences. C’est un axe important pour nous. L’autre axe, ce sont les formations en région qui sont difficiles à organiser. Nous, nous sommes en état d’apporter des formations sur-mesure et toutes faites, toutes prêtes, à une structure de notaires, d’experts-comptables, d’avocats,… Il y a des structures qui pensent que la médiation est utile mais ne peuvent monter seules quelque chose et pour lesquelles il n’y a pas localement une institution qui peut leur proposer un diplôme universitaire ou autre chose du même genre.PROPOS RECUEILLIS PAR ALFREDO ALLEGRA.

 

  • 1Parmi les autres formations reconnues, on peut notamment citer celles dispensées par l’université de Paris II Panthéon-Assas et le Centre de médiation et d'arbitrage de Paris (CMAP) rattaché à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris. Celle du Centre de médiation et de formation à la médiation (CMFM) est également validée par le CNB mais n’est pas prise en charge par le FIF-PL du fait qu’il n’y a pas d’intervenants avocats.
  • 2Décret n° 2017-1457 du 9 octobre 2017 relatif à la liste des médiateurs auprès de la cour d'appel, pris en application de l'article 8 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle modifiant notamment l’article 22-1A de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative.
  • 3« Art et techniques de la médiation », Stephen Bensimon, Martine Bourry d’Antin et Gérard Pluyette, 2e éd., LexisNexis, Paris, déc. 2018, 794 p., 60 €.
  • 4Entretien accordé, le 17 avril 2019, à quatre personnes, dont Alfredo Allegra.
  • 5« Art et techniques de la plaidoirie aujourd’hui », Laurence Gratiot, Caroline Mécary, Stephen Bensimon, Benoit Frydman et Guy Haarscher, Éd. Berger-Levrault, Paris, sept. 1995, 432 p., 270 F.
  • 6Prêtre catholique et théologien.
  • 7Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, art. 21 à 26.
  • 8Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • 9« La Pensée Sauvage », Claude Lévi-Strauss, Agora, Paris, 1962, 347 p.
  • 10in « L’Être et le Néant », Jean-Paul Sartre, Gallimard, Paris, 1943, 3e partie, ch. I, I.

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