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Affaire Dieudonné : Faut-il se féliciter ou s'inquiéter de la célérité du Conseil d'État?

Par LA RÉDACTION | LEXTIMES.FR |

Jeudi en fin de matinée, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes suspendait l’exécution de l’arrêté du 7 janvier 2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant interdiction du spectacle de Dieudonné « le Mur » qui devait avoir lieu le 9 janvier 2014 à 20 heures 30 à Saint-Herblain.

Le ministre de l’intérieur Manuel Valls a aussitôt annoncé qu’il allait saisir « immédiatement » le Conseil d’État pour faire annuler cette décision. Et effectivement la machine se mit en branle tout aussitôt avec une rapidité extraordinaire digne des tribunaux révolutionnaires de 1792-1793, apprenait-on dans les minutes qui suivirent et l’audience publique se tint à 17 heures précises selon l’ordonnance rendue et diffusée dès 18 heures 30.

À l’appui de son appel, le ministre soutenait que c’est « sans illégalité » que le préfet avait procédé « à l’interdiction du spectacle à raison de son contenu dès lors que ce dernier est connu et porte atteinte à la dignité de la personne humaine » et que par ailleurs le tribunal de Nantes avait entaché son ordonnance d’une erreur manifeste d’appréciation en estimant que « les troubles à l’ordre public susceptibles d’être provoqués par le spectacle n’étaient pas suffisants pour justifier la mesure attaquée ».

Après avoir entendu, selon le procès-verbal de l’audience publique du 9 janvier 2014 à 17 heures, la représentante du ministre de l’intérieur, les avocats aux conseils Jérôme Rousseau et Pierre Ricard et les représentants de la société Les Productions de la plume et de M. Dieudonné M’Bala M’Bala, et « vu » la Constitution, la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le code pénal, le code général des collectivités territoriales, la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les décisions du Conseil d’État, statuant au contentieux,Benjamin du 19 mai 1933, commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 et Mme Hoffman-Glemane du 16 février 2009 ainsi que le code de justice administrative, le Conseil d’État a annulé l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nantes qui avait suspendu l’arrêté préfectoral qui interdisait le spectacle « le Mur ». Avec sa parfaite maîtrise de la procédure et des rouages du Conseil d'État, M. Valls pourra certainement se reconvertir dans l'avocature après ses fonctions ministérielles...

Pour faire bonne figure, Bernard Stirn, président de la section du contentieux de la Haute juridiction administrative qui a rendu cette décision, rappelle que « les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice [de la liberté d’expression et de la liberté de réunion qui sont] des libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ». Au cas particulier, souligne M. Stirn, pour interdire le spectacle litigieux, le préfet a relevé que « ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la seconde guerre mondiale […] M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives pour des propos de même nature […] les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser ».

Cette prémisse posée, M. Stirn juge « la réalité et la gravité des risques de troubles à l’ordre public » suffisamment « établis tant par les pièces du dossier que par les échanges au cours de l’audience publique » pour écarter sans autre forme de procès, comme en 1792, « les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ».

Quelle que puisse être la teneur exacte du spectacle de Dieudonné pour lequel chaque spectateur paie 40 ou 50 euros pour l’entendre sans être obligé de s’y rendre, c’est une censure a priori inadmissible et lourde de conséquences dans le pays des droits de l’homme qui ne doit pas mettre son attirail juridique au service de l’une de ses communautés au détriment d’une autre. Car à suivre ce raisonnement et à punir systématiquement, de manière préventive, ce sont les tribunaux correctionnels que l’on va mettre sur la paille.

L’ancien avocat général Philippe Bilger estime que « cet axe central du raisonnement suivi par le juge des référés Bernard Stirn » est « en rupture par rapport à la jurisprudence classique » et est « extrêmement préoccupant pour les libertés publiques et les spectacles de toutes sortes puisque s'attachant au contenu présumé de la représentation, il valide ainsi, pour ce qu'il qualifie ici ou là d'atteintes à la dignité humaine, l'interdiction administrative en s'opposant frontalement à l'état de droit qui relève, qualifie et poursuit après »

Dans un entretien au Monde daté de demain et après-demain, le vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé dénonce « les attaques ‘ignominieuses’ » dont fait l’objet M. Stirn et justifie la rapidité de la procédure car il s’agit « d’une procédure d’extrême urgence, le référé-liberté, où [le Conseil d’État] doit statuer en moins de quarante-huit heures lorsqu’est invoquée une atteinte grave et manifestement illégale d’une liberté fondamentale ». Justement, est-ce qu’interdire, de manière préventive, un spectacle constitue une liberté fondamentale ? □