Livreurs à vélo : Requalifiés d’autoentrepreneurs en travailleurs salariés

Petite bombe dans le monde de la livraison de repas à domicile, la Cour de cassation a reconnu hier le statut de salarié à un livreur à vélo exerçant le statut d’autoentrepreneur pour le compte de la défunte plateforme belge Take Eat Easy.
En l’espèce, TEE, à l’instar de plusieurs autres plateformes offrant exactement les mêmes prestations, utilisait une plateforme numérique et une application pour mettre en relation, d’une part, des restaurateurs partenaires et des clients passant commande de repas par le truchement de sa plate-forme et, d’autre part, des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.
Un coursier, prénommé David, avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail mais les juges du fond, conseil de prud’hommes et cour d’appel, s’étaient déclarés incompétents et le liquidateur judiciaire de la société avait refusé d’inscrire au passif de la liquidation les demandes du coursier en paiement des courses effectuées.
Pour rejeter le contredit et dire que David n’était pas lié par un contrat de travail à la société, la cour d’appel
Les documents non contractuels remis à David présentent un système de bonus (le bonus "Time Bank" en fonction du temps d’attente au restaurant et le bonus "KM" lié au dépassement de la moyenne kilométrique des coursiers) et de pénalités ("strikes") distribuées en cas de manquement du coursier à ses obligations contractuelles,
Un "strike" en cas de désinscription tardive d’un "shift" (inférieur à 48 heures), de connexion partielle au "shift" (en-dessous de 80 % du "shift"), d’absence de réponse à son téléphone "wiko" ou "perso" pendant le "shift", d’incapacité de réparer une crevaison, de refus de faire une livraison et, uniquement dans la Foire aux Questions ("FAQ"), de circulation sans casque,
Deux "strikes" en cas de "No-show" (inscrit à un "shift" mais non connecté) et, uniquement dans la "FAQ", de connexion en dehors de la zone de livraison ou sans inscription sur le calendrier,
Trois "strikes" en cas d’insulte du "support" ou d’un client, de conservation des coordonnées de client, de tout autre comportement grave et, uniquement dans la "FAQ", de cumul de retards importants sur livraisons et de circulation avec un véhicule à moteur,
Sur une période d’un mois, un "strike" ne porte à aucune conséquence, le cumul de deux "strikes" entraîne une perte de bonus, le cumul de trois "strikes" entraîne la convocation du coursier "pour discuter de la situation et de (sa) motivation à continuer à travailler comme coursier partenaire de Take Eat Easy" et le cumul de quatre "strikes" conduit à la désactivation du compte et la désinscription des "shifts" réservés.
Si, de prime abord, un tel système est évocateur du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur, il ne suffit pas dans les faits, avait retenu la juridiction d’appel, à caractériser « le lien de subordination allégué » alors que « les pénalités considérées, qui ne sont prévues que pour des comportements objectivables du coursier constitutifs de manquements à ses obligations contractuelles, ne remettent nullement en cause la liberté de celui-ci de choisir ses horaires de travail en s’inscrivant ou non sur un "shift" proposé par la plate-forme ou de choisir de ne pas travailler pendant une période dont la durée reste à sa seule discrétion […] cette liberté totale de travailler ou non permettait à [David] sans avoir à en justifier, de choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une quelconque durée du travail ni à un quelconque forfait horaire ou journalier mais aussi par voie de conséquence de fixer seul ses périodes d’inactivité ou de congés et leur durée, est exclusive d’une relation salariale ».
Au visa de l’article L. 8221-6 du code du travail, la chambre sociale de la Cour de cassation
C’est la première fois que la chambre sociale avait à se prononcer sur la question de l’existence d’un lien de subordination unissant un livreur de repas à vélo à une plateforme numérique.
Par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, le législateur a bien esquissé une responsabilité sociétale des plateformes numériques en insérant les articles L. 7341-1 à L. 7341-6 dans le code du travail prévoyant des garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie des travailleurs mais il ne s’est pas prononcé sur leur statut juridique et n’a pas, non plus, édicté de présomption de non-salariat.
Traditionnellement, la caractérisation d’une relation de travail salarié repose sur des éléments objectifs. Le salarié est celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination, caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »
Ce que, en l’espèce, n’a pas fait la cour d’appel de Paris puisqu’après avoir relevé l’existence d’un système de bonus et de malus évocateur « de prime abord […] du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur », elle a néanmoins rejeté la demande de requalification du contrat aux motifs que « le coursier n’était lié à la plateforme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il restait libre chaque semaine de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait travailler ou de n’en sélectionner aucune s’il ne souhaitait pas travailler ».
C’est ce raisonnement qui a été censuré par la juridiction suprême. Dès lors qu’ils constataient, d’une part, que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus, de sorte que « le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la mise en relation du restaurateur, du client et du coursier », et, d’autre part, que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, constatations dont il résultait « l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du livreur caractérisant un lien de subordination », les juges du fond ne pouvaient écarter la qualification de contrat de travail.