Administration de la preuve : Le concours de la police à une personne privée légalisé

Cour de cassation

Dans l’affaire dite du « Roi du Maroc », à l’inverse de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui avait dit le contraire il y a 14 mois, l’assemblée plénière a rejeté le pourvoi des deux journalistes qui poursuivaient l’annulation des procès-verbaux de retranscription de deux enregistrements des 21 et 27 août 2015 avec le conseil de Mohamed VI, Me Naciri, et laisse ainsi aux juges du fond une large marge d'appréciation.

Pour rappel, à la suite d’une plainte dénonçant au procureur de la République des faits de chantage et d’extorsion de fonds commis par deux journalistes, Catherine Graciet et Éric Laurent, auteurs d’un ouvrage à paraître intitulé « Le Roi prédateur » sur Mohamed VI, ayant sollicité la remise d’une somme de trois millions d’euros contre l’engagement de renoncer à leur projet et de ne pas publier les informations compromettantes en leur possession, à laquelle était joint l’enregistrement clandestin d’une conversation entre le conseil du Roi, Me Naciri, et un journaliste, Éric Laurent, une enquête préliminaire avait été ouverte.

Me Naciri a alors produit un enregistrement d’une nouvelle conversation qu’il venait d’avoir avec M. Laurent, en un lieu placé sous la surveillance des enquêteurs, qui en ont par ailleurs retranscrit la teneur sur un procès-verbal. Après l’ouverture d’une information judiciaire, il a informé les enquêteurs qu’un nouveau rendez-vous avait été pris avec les deux auteurs, lequel s’est déroulé en un lieu également placé sous surveillance policière et à l’issue de la conversation entre les trois protagonistes, enregistrée par l’avocat, 40 000 euros ont remis par ce dernier aux deux journalistes, qui ont alors été interpellés, les enquêteurs retranscrivant ensuite l’enregistrement sur procès-verbal.

Saisie de la requête en annulation de ces procès-verbaux, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de ParisParis, 26 janv. 2016, Catherine Graciet et Éric Laurent c/ le Royaume du Maroc. a rejeté les requêtes en annulation de pièces des deux journalistes mis en examen aux motifs notamment que « les magistrats et les enquêteurs s’étaient contentés de mettre en place un dispositif de surveillance et d’interpellation laissant le conseil de la victime potentielle libre de se constituer des preuves personnelles » et que la position en retrait des enquêteurs « ne pouvait être assimilée à un contournement déloyal des moyens de preuve et se justifiait puisqu’elle avait pour seul objectif que soit révélée l’existence des agissements délictueux des mis en examen afin d’en permettre la constatation et d’en arrêter la continuation ».

Censure de la chambre criminelle de la Cour de cassationCrim. 20 sept. 2016, n° 16-80820, Éric Laurent et Catherine Graciet c/ le Royaume du Maroc, Bull. crim. 2016, n° 244. qui, rappelant que « porte atteinte aux principes du procès équitable et de la loyauté des preuves la participation de l’autorité publique à l’administration d’une preuve obtenue de façon illicite ou déloyale par une partie privée », casse cette décision qui refusait d’annuler « des enregistrements de conversations privées, réalisés par le représentant d’un plaignant sans le consentement de ses interlocuteurs, soupçonnés de tentative de chantage et d’extorsion de fonds, tout en constatant que l’autorité publique avait participé indirectement à l’obtention desdits enregistrements, en ce que les enquêteurs, informés par cette partie privée des lieux et heures des rendez-vous litigieux, avaient mené une surveillance constante pendant toute leur durée, s’étaient, à leur issue, vu remettre les enregistrements par la partie qui y avait procédé, les avaient retranscrits sur procès-verbal et étaient restés, pendant ces conversations, en contact régulier avec cette partie, d’une part, et l’autorité judiciaire, d’autre part, avant de procéder à l’interpellation des mis en cause dès la fin du dernier rendez-vous ».

Résistance des juges du fondReims, 16 févr. 2016, Catherine Graciet et Éric Laurent c/ le Royaume du Maroc. qui, à nouveau, sur renvoi après cassation, rejettent les requêtes en annulation de pièces de la procédure aux motifs notamment qu’il est « légitime qu’une victime, ayant déposé plainte pour chantage et extorsion de fonds, informe les enquêteurs de l’avancement des démarches de ceux auxquels il prête des agissements répréhensibles et des pourparlers en cours lors de ses rencontres avec ceux-ci » et que les services de police et les magistrats « saisis d’une plainte pour chantage et extorsion de fonds se doivent d’intervenir pour organiser des surveillances de nature à confirmer ou infirmer les dires du plaignant et, si nécessaire, interpeller les auteurs », considérant que les remises aux enquêteurs « à bref délai des enregistrements réalisés par le représentant du plaignant et leur transcription par les enquêteurs sont dépourvus de toute portée quant au rôle actif susceptible d’être prêté à ces derniers et que le seul reproche d’un "laisser faire" des policiers, dont le rôle n’avait été que passif, ne peut suffire à caractériser un acte constitutif d’une véritable implication ».

Au terme du contrôle opéré sur la qualification apportée aux faits par les juges du fond, l’assemblée plénièreAss. pl., 10 nov. 2017, n° 17-82028, Catherine Graciet et Éric Laurent c/ le Royaume du Maroc, rapport du conseiller rapporteur Véronique Slove et avis de l’avocat général Louis Wallon. considère à présent que la chambre de l’instruction avait pu déduire de « ses constatations l’absence de participation directe ou indirecte de l’autorité publique à l’obtention des enregistrements litigieux », ce dont il résulte, juge-t-elle, que « le principe de la loyauté de la preuve n’avait pas été méconnu », laissant ainsi aux juges du fond une large marge d’appréciation au regard des circonstances de l’espèce et se réservant de censurer uniquement « l’erreur manifeste d’appréciation ».

Jusqu’à présent, la jurisprudence constante de la chambre criminelle considérait que le principe de loyauté dans l’administration de la preuve — qui ne trouve pas à s’appliquer lorsque des preuves sont produites en justice par des personnes privées — s’imposait aux autorités publiques chargées de l’instruction et des poursuites. Il a ainsi été jugé que sont des procédés loyaux, les écoutes ou les interceptions téléphoniques obtenues par des enquêteurs « demeurés passifs et laissant faire les événements »Crim., 22 avril 1992, n° 90-85125, Bull. crim. 1992, n°169. ou obtenues sans artifice ni stratagème sur l’ordre d’un juge et sous son contrôle, et dont la transcription a été contradictoirement discutée par les parties concernées, le tout dans le respect des droits de la défenseCrim., 3 juin 1992,  n° 91-84562, Bull. crim. 1992, n° 219.
 
Plus récemment, la chambre criminelle a précisé que, dans la mesure où le recueil des preuves « a été obtenu sans actes positifs de l’autorité publique susceptibles de caractériser un stratagème constituant un procédé déloyal », ses conséquences restaient régulières et non sujettes à nullité, un juge pouvant laisser un détenu se servir d’un téléphone irrégulièrement introduit dans un établissement pénitentiaire pour enregistrer ses conversations et les exploiterCrim., 14 avril 2015, n°14-87914, Bull. crim. 2015, n° 87. mais le placement, en revanche, au cours d’une mesure de garde à vue, durant les périodes de repos séparant les auditions, de deux personnes retenues dans des cellules contiguës préalablement sonorisées, à seule fin de susciter des échanges verbaux enregistrés à leur insu constitue un procédé d’enquête déloyal, dès lors qu’il porte atteinte au droit à un procès équitable, au droit de se taire et à celui de ne pas s’incriminer soi-même ainsi qu’au principe de loyauté des preuves, ce stratagème en viciant la rechercheAss. plén., 6 mars 2015, n° 14-84339, Bull. crim. 2015, Ass. plén, n° 2.