Chaufferie de la Défense : La durée excessive d’une procédure ne justifie pas son annulation

Cinq prévenus de la "chaufferie de la Défense" vont repasser sous les fourches caudines de leurs juges.
Cinq prévenus de la "chaufferie de la Défense" vont repasser sous les fourches caudines de leurs juges.

« La méconnaissance du délai raisonnable et ses éventuelles conséquences sur les droits de la défense sont sans incidence sur la validité des procédures » et la juridiction de jugement ne peut « se dispenser d’examiner l’affaire sur le fond », a jugé mercredi la chambre criminelle de la Cour de cassation qui a cassé l’arrêt de chambre de l’instruction de la cour de Versailles dans l’affaire dite de « la chaufferie de la Défense » qui remonte à il y a plus de vingt ans sans qu’un jugement sur le fond ne soit encore intervenu jusqu’à présent.

C’est en effet le 26 juin 2002 que le parquet a ouvert une information des chefs de corruption et trafic d’influence à la suite d’un signalement de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (Dpccrf) des Hauts-de-Seine concernant les conditions du renouvellement, en 2000, de la délégation de service public de production et de distribution du chauffage du quartier de la Défense au profit d’un groupement d’entreprises constitué par les sociétés Enerpart, Vatech et Soffimat. Le sénateur-maire de Puteaux d’alors, Charles Ceccaldi-Raynaud, et président du syndicat mixte de chauffage urbain de la Défense, décédé le 18 juillet 2019, était soupçonné d’avoir fait attribuer le marché au groupement Enerpart-Vatech-Soffimat, sans appel d’offres, en contrepartie du versement, entre juin 2001 et janvier 2002, de 35 millions de francs (5,34 millions d’euros) de commissions occultes en espèces.

Six personnes, dont feu Charles Ceccaldi-Raynaud, avaient été mises en examen et le 7 novembre 2019, cinq ont donc été renvoyées devant le tribunal correctionnel de Nanterre qui, par un jugement du 11 janvier 2021, a annulé l’ensemble de la procédure d’enquête et d’information. Sur appel du parquet et des parties civiles, par un arrêt du 15 septembre 2021, la chambre de l’instruction de la la cour de Versailles n’a prononcé que l’annulation partielle des poursuites et ordonné le renvoi pour le surplus.

C’est ainsi que plus de vingt ans plus tard, sur le pourvoi formé par le ministère public et deux des cinq prévenus, le dossier arrive sur le bureau de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui retient que « le caractère excessif de la durée de la procédure ne peut dispenser d’examiner l’affaire du fond » même si cela peut ou doit être pris en considération au niveau du quantum de la sanction compte tenu du long délai qui s’est écoulé depuis l’ouverture de l’information.

Au visa des articles 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, préliminaire et 802 du code de procédure pénale, la Haute juridictionCrim., 9 nov. 2022, n° 21-85655, ministère public et a. c/ X. rappelle liminairement sa propre jurisprudence constanteCrim., 3 févr. 1993, n° 92-83443 ; Ass. pl., 4 juin 2021, n° 21-81656., confortée par celle de la juridiction supranationale de Strasbourg, selon laquelle « le dépassement du délai raisonnable défini à l’article 6, §1, de la Convention européenne des droits de l’homme est sans incidence sur la validité de la procédure. Il ne saurait conduire à son annulation et, sous réserve des lois relatives à la prescription, il ne constitue pas une cause d’extinction de l’action publique » dans la mesure où, précise-t-elle, « le délai raisonnable » ne protège que les seuls intérêts des personnes concernées pour la procédure en cours et sa méconnaissance ne constitue ni la violation d’une règle d’ordre public ni même la violation d’une règle de forme prescrite par la loi à peine de nullité ni l’inobservation d’une formalité substantielle au sens de l’article 802 du code de procédure pénale. Cette méconnaissance du délai raisonnable, poursuit la juridiction suprême, ne compromet pas « en elle-même les droits de la défense » mais ses éventuelles conséquences sur l’exercice de ces droits peuvent ou doivent, en revanche, être prises en compte « au stade du jugement au fond ».

Prenant le soin de mettre méthodiquement les points sur les i et les barres sur les t, la chambre criminelle rappelle en outre qu’en cas d’information préparatoire, l’article 385 du code de procédure pénale prévoit, dans l’hypothèse d’une saisine par l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction, que les parties sont irrecevables à invoquer devant le tribunal correctionnel les exceptions de nullité de la procédure purgées en application du sixième alinéa de l’article 179 du même codeCrim., 26 mai 2010, n° 10-81839. et si la juridiction de jugement relève une irrégularité dans l’ordonnance de renvoi, elle ne peut que renvoyer l’affaire au ministère public pour saisine du juge d’instruction aux fins de régularisationCrim., 13 juin 2019, n° 19-82326.. La durée excessive d’une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète alors que chacun des actes qui la constitue, est-il souligné, est « intrinsèquement régulier » et que le droit européen n’impose que de fournir au justiciable une « réparation adéquate » pour les retards subis s’il n’est pas parvenu à obtenir une décision suffisamment rapideCEDH, 24 janv. 2017, n° 28022/15, Hiernaux c/ Belgique..

Et à cet égard, plusieurs mécanismes de droit interne répondent aux exigences conventionnelles, que ce soit pour en demander la clôture au juge d’instruction en application de l’article 175-1 du code de procédure pénale ou que ce soit au niveau de l’information, par le biais des articles 221-1 à 221-3 du même code qui permettent de saisir la chambre de l’instruction pour qu’elle poursuive l’information elle-même, la clôture ou la confie à un autre juge d’instruction. Le mal fait, l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire permet, quant à lui, d’engager la responsabilité de l’État à raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice et en particulier en cas de dépassement du délai raisonnableCiv. 1re, 4 nov. 2010, n° 09-69955..

Tout cela pour dire que la Cour de cassation entend bien maintenir le principe selon lequel la méconnaissance du délai raisonnable et ses éventuelles conséquences sur les droits de la défense sont sans incidence sur la validité des procédures que la juridiction de jugement ne peut se dispenser de juger sur le fond même s’il lui appartient de prendre cela en considération via l’une ou l’autre voie de droit.

Il y a tout d’abord, l’article 427 du code de procédure pénale concernant les poursuites sur la base d’un unique témoignage auquel le prévenu n’a jamais été confronté ou le dépérissement des preuves. Il y a ensuite l’article 10 concernant l’état mental ou physique du prévenu permettant, en présence d’une partie civile, de ne statuer que sur l’action civile, ou, enfin, l’article 132-1 permettant de prononcer une dispense de peine si les conditions sont réunies.

La cour de Versailles avait en effet cru pouvoir annuler les poursuites à l’encontre de deux prévenus qui, estimait-elle, n’avait plus « la capacité physique et intellectuelle de participer à leur procès, de suivre les débats et de les commenter, de vérifier l’exactitude de leurs moyens de défense et de les comparer aux déclarations des autres prévenus, victimes ou témoins, d’être confrontés à ceux-ci et d’exercer de manière effective les droits de la défense », les faits de corruption, abus de biens sociaux et recel d’abus de biens sociaux ne pouvant, ajoutait-elle, être « débattus contradictoirement à l’audience, les intéressés se verraient privés de leur droit à un procès équitable ». Pour ce qui est des trois autres prévenus capables d’assister à leur procès, les juges versaillais estimaient qu’en l’absence du sénateur-maire décédé et des deux dans l’impossibilité de participer aux débats, ils seraient privés de débats contradictoires et ne pourraient exercer de manière effective les droits de la défense.

Une analyse, non dépourvue de bon sens, totalement censurée que la cour de Versailles autrement composée va devoir reprendre ab initio et l'assurance pour les prévenus, condamnés ou pas, de pouvoir solliciter une indemnisation pour cette très très longue procédure.