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Dignité humaine : Primauté de la liberté d’expression

Par Alfredo Allegra | LEXTIMES.FR |
Eric Pougeau, autoportait, 2008. Eric Pougeau, autoportait, 2008.

L’assemblée plénière de la Cour de cassation a rejeté vendredi le pourvoi à l’encontre de l’arrêt sur renvoi de la cour d’appel de Paris qui avait retenu que « le principe du respect de la dignité humaine ne constitue pas à lui seul un fondement autonome de restriction à la liberté d’expression ».

En l’espèce, lors d’une exposition en 2008 du Frac (Fonds régional d’art contemporain) de Lorraine intitulée « You are my mirror 1 ;  L’infamille », étaient notamment exposés des écrits de l’artiste controversé Éric Pougeau rédigés en ces termes :

« Les enfants, nous allons vous enfermer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.

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Un des écrits exposés au Frac de Lorrraine, 2008. DR.

Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard,…
Les enfants, nous allons vous faire bouffer votre merde, vous êtes notre chair et notre sang,…
Les enfants, nous allons vous sodomiser, et vous crucifier,…
Les enfants, nous allons vous arracher les yeux,…
Les enfants, nous allons vous couper la tête,…
Les enfants, nous vous observons,…
Les enfants, nous allons vous tuer par surprise,…
Les enfants, nous allons vous empoisonner,…
Les enfants, vous crèverez d’étouffement,…
Les enfants, nous allons égorger vos chiens,…
Les enfants, nous allons vous découper et vous bouffer,…
Les enfants, nous allons faire de vous nos putes,…
Les enfants, nous allons vous violer,…
Les enfants, nous allons vous arracher les dents,…
Les enfants, nous allons vous défoncer le crâne à coups de marteau,…
Les enfants, nous allons vous coudre le sexe,…
Les enfants, nous allons vous pisser sur la gueule,…
Les enfants, nous allons vous enterrer vivants,…
Nous allons baiser vos enfants et les exterminer, nous introduire chez vous, vous séquestrer, vous arracher la langue, vous chier dans la bouche, vous dépouiller, vous brûler vos maisons, tuer toute votre famille, vous égorger, filmer notre mort. »

et l’Agrif (Association générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) avait vainement saisi le parquet d’une plainte, classée sans suite, sur le fondement de l’article 227-24 du code pénal qui réprime « le fait […] de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine […] » et ensuite la juridiction civile sur le fondement de l’article 16 du code civil qui assure « la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ».

Un premier pourvoi1 avait censuré un arrêt infirmatif de la cour de Metz2 qui avait estimé que l’article 16 du code civil n’avait pas de valeur juridique autonome, en retenant, au contraire, que « le respect de la dignité de la personne humaine, prévu par l’article 16 du code civil, pose à lui seul un principe de valeur constitutionnelle dont le juge doit faire application ».

La cour de renvoi3 a toutefois donné, à nouveau, tort à l’association en faisant référence à une décision de 20194 rendue par l’assemblée plénière selon laquelle « la dignité de la personne humaine constitue l’essence même de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales mais elle ne peut être prise comme un fondement autonome d’une restriction à la liberté d’expression [car] la dignité de la personne humaine n’apparaît pas explicitement, en tant que telle, parmi les objectifs listés par l’article 10§2 de la Convention », pour retenir qu’en l’absence d’atteinte à un droit concurrent à la liberté d’expression, tels que le droit au respect de la vie privée ou le droit à l’image par exemple, le principe de dignité de la personne humaine ne peut être « invoqué seul pour restreindre la liberté d’expression ».

La liberté d’expression est en effet consacrée par l’article 10§1 de la Convention et les limites ou restrictions autorisées par l’article 10§2 doivent répondre à la double condition d’être prévues par la loi et poursuivre un objectif lié à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Rappelant sa propre jurisprudence Le Pen de 2019 ayant affirmé que la dignité de la personne humaine ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression et relevant que l’association ne poursuit l’exposition des œuvres que sur le seul fondement de l’article 16 du code civil, l’assemblée plénière5 rejette le pourvoi en soulignant que « l’article 16 du code civil, créé par la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, ne constitue pas à lui une loi, au sens de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention, permettant de restreindre la liberté d’expression ».

Resterait plus qu'à saisir la Cour de Strasbourg pour savoir si les deux droits sont concurrents ou non ou si, effectivement, la liberté d'expression prime, dans tous les cas de figure, sur la dignité humaine.

 

  • 1Civ. 1re, 26 sept. 2018, n° 17-16089, Agrif c/ Frac.
  • 2Metz, 1re ch., 19 janv. 2017, Frac c/ Agrif.]
  • 3Paris, ch. 4-13, 16 juin 2021, Frac c/ Agrif.
  • 4Ass. pl., 25 oct. 2019, n° 17-86605, Marine Le Pen c/ Laurent Ruquier.
  • 5Ass. pl., 17 nov. 2023, n° 21-20723, Agrif c/ Frac.