Tribunal des conflits : Le juge judiciaire peut juger un acte administratif non conforme au droit européen

Le tribunal des conflits. Photo DR.

Si un juge judiciaire constate qu'un acte administratif français est contraire au droit de l'Union européenne, il peut très bien ne pas l'appliquer. Sans avoir besoin de demander l'avis du juge administratif.

Le tribunal des conflits l'a confirmé il y a quelques joursTr. confl., 17 oct. 2011, n° 3828 et n° 3829, Société civile d’exploitation du Cheneau et autres c/ l’Interprofession nationale porcine et autres – Centre national interprofessionnel de l’économie laitière et autres c/ M. Cherel et autres.. Cette jurisprudence est nouvelle pour lui. En effet, depuis un arrêt de 1923Tr. confl., 16 juin 1923, n° 00732, Septfonds., il considérait jusqu'à présent le juge administratif comme seul compétent pour connaître de la légalité d’un acte administratif, y compris vis-à-vis du droit communautaire. Mais il change donc aujourd'hui de point de vue sur la question.

La Cour de cassation avait d'ailleurs pris ses distances avec ce genre de principes depuis plusieurs années. 

Les faits

Des producteurs de porc et de lait assignent en justice des organismes interprofessionnels et des sociétés coopératives agricoles. Ils demandent remboursement de sommes versées. Ils auraient acquitté des cotisations indues. 

Il s'agit d'un litige entre personnes privées, donc relevant bien de la compétence du juge judiciaire.

À l'appui de leurs prétentions, les producteurs affirment que les cotisations en question sont instituées par des arrêtés ministériels, mais que ces arrêtés n'ont pas été notifiés à la Commission européenne, comme l'exigent les articles 87 et 88 du traité instituant la Communauté européenne.

Le problème de droit est donc la conformité d'actes administratifs au droit européen. Cela, le juge judiciaire peut-il en juger ?

Le préfet de la région Bretagne saisit le tribunal des conflits pour connaître la réponse. L'arrêt est rendu le 17 octobre. Il considère qu'en l'espèce, le juge judiciaire est compétent. Il a les mains libres, soit pour appliquer lui-même le droit de l'Union européenne s'il sait ce qu'il a à faire, soit pour poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne s'il ne sait pas ce qu'il a à faire. 

Mais il n'a aucune obligation d'en référer à la justice administrative. 

Un principe déjà reconnu par plusieurs arrêts 

La Cour de justice des communautés européennes avait elle-même ouvert la brêche dès 1978, dans un arrêtCJCE, 9 mars 1978, n° 106/77, Simmenthal. où elle estimait que le droit communautaire devait être supérieur aux droits des États membres et s'imposer directement aux juges nationaux, "le cas échéant en écartant l’application d’une règle nationale qui serait incompatible".

En France, la Cour de cassation enfonçait le clou dans un arrêt du 6 mai 1996Com., 6 mai 1996, n° 94-13347, France Télécom c/ Communication Média Service.. Elle y estimait que la cour d'appel avait justement décidé que les dispositions d'un texte réglementaire ne pouvaient faire obstacle au libre exercice de la concurrence tel que garanti par les traités européens, sans avoir eu à en référer à la justice administrative. 

Dans un autre arrêt du 18 décembre 2007Soc., 18 déc. 2007, n° 06-45132, M.X. c/ RATP., la Cour de cassation avait donné son feu vert à la cour d'appel pour considérer qu'une disposition réglementaire (en l'occurence, le statut de la RATP) ne pouvait faire obstacle à l'application du principe d'égalité de traitement entre travailleurs masculins et féminins, liberté protégée par le traité CE. 

Une exception entérinée pour le droit communautaire

Le tribunal des conflits confirme donc ici à son tour le pouvoir de la juridiction judiciaire à parfois apprécier la légalité d'actes administratifs, quand il s'agit du cas particulier de l'Europe. C'est une exception qui est mise en place concernant le droit communautaire. Le droit de l'Union doit s'imposer directement à tout juge, et ce principe-là est donc définitivement plus fort que celui selon lequel la validité d'une disposition administrative doit être contrôlée par un juge administratif. 

L'arrêt considère que "[le juge judiciaire] doit pouvoir, en cas de difficulté d’interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne".

Allant jusqu'au bout de sa logique, l'arrêt précise également que si un juge judiciaire est saisi d'une contestation sérieuse sur la validité d'un acte administratif qui ne concerne pas le droit communautaire, mais qui peut être réglée car elle fait déjà l'objet d'une jurisprudence établie, le juge peut là encore s'en occuper directement. Ceci pour garantir aux justiciables le droit au délai raisonnable, sans perdre de temps à poser des questions à d'autres juges. 

La jurisprudence de 1923 n'est donc plus d'actualité. Il était temps, diront certains...