Justice : Limites au principe "ne bis in idem"

Cour de justice de l'Union européenne

Le principe ne bis in idem peut être limité dans l’objectif de protéger les intérêts financiers de l’Union et les marchés financiers de celle-ci, a jugé la Cour de justice de l’Union européenne mais une telle limitation « ne doit pas excéder ce qui est strictement nécessaire pour atteindre ces objectifs » et la réglementation italienne en matière de manipulations de marché pourrait être contraire au droit de l’Union.

Selon le principe ne bis in idem, on ne peut en effet être poursuivi ou puni pénalement deux fois pour la même infractionCJUE, 26 févr. 2013, n° C-617/10, Åkerberg Fransson. et il s’agit d’un droit fondamental reconnu aussi bien par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 50) que par la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (protocole n° 7, art. 4). Dans quatre affaires italiennes, il a été demandé à la Cour de justice d’interpréter ce principe dans le cadre de la directive TVADirective 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, J.O.UE 2006, L 347, p. 1. et de la directive sur les marchés financiersDirective 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2003, sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché), J.O.UE 2003, L 96, p. 16..

Dans la première affaire dite MenciCJUE, 20 mars 2018, n° C-524/15, Luca Menci c/ Procura della Repubblica., l’administration fiscale italienne a infligé à Luca Menci une sanction administrative pour avoir omis de verser la TVA pour l’année 2011. M. Menci a été ensuite poursuivi pénalement pour les mêmes faits devant le tribunal de Bergame.

Dans la seconde affaire Garlsson RECJUE, 20 mars 2018, n° C-537/16, Garlsson Real Estate et a. c/ Commissione nazionale per le societé e la borsa (Consob)., en 2007, la commission nationale italienne des sociétés et de la bourse (Consob) a infligé une sanction administrative à Stefano Ricucci pour manipulations de marché. M. Ricucci a attaqué cette décision devant les juridictions italiennes et dans le cadre de son recours devant la Cour de cassation italienne, il a fait valoir qu’il avait déjà été condamné définitivement en 2008, pour les mêmes faits, à une sanction pénale éteinte par amnistie.

Le Tribunale di Bergamo et la Corte suprema di cassazione interrogent notamment la Cour sur la compatibilité du cumul de poursuites et de sanctions avec le principe ne bis in idem. Dans les deux cas, la Cour estime que, dans ces deux cas de figure, un cumul entre des « poursuites/sanctions pénales » et des « poursuites/sanctions administratives de nature pénale » pourrait « exister à la charge de la même personne pour les mêmes faits » et un tel cumul de poursuites et de sanctions serait constitutif d’une limitation du principe ne bis in idem.

La Cour considère qu’une limitation nécessite une justification soumise aux exigences résultant du droit de l’Union [<em>« toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui »</em>, art. 52 § 1 de la Charte.] et précise qu’une telle réglementation nationale « autorisant un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale » doit :

  • viser un objectif d’intérêt général de nature à justifier un tel cumul de poursuites et de sanctions, ces poursuites et sanctions devant avoir des buts complémentaires,
  • établir des règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un tel cumul de poursuites et de sanctions,
  • assurer que les procédures sont coordonnées entre elles pour limiter au strict nécessaire la charge supplémentaire résultant, pour les personnes concernées, d’un cumul de procédures, et
  • assurer que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées est limitée à ce qui est strictement nécessaire par rapport à la gravité de l’infraction concernée.

C’est au juge national qu’il appartient de vérifier si ces exigences sont remplies et de s’assurer également que les charges résultant concrètement d’un tel cumul pour la personne concernée ne sont pas excessives par rapport à la gravité de l’infraction commise. La Cour estime aussi que les exigences auxquelles le droit de l’Union soumet un éventuel cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale assurent un niveau de protection du principe ne bis in idem qui ne méconnaît pas celui garanti par la CEDH. Sur ce, la Cour relève, dans son arrêt Menci, que l’objectif de garantir la perception de l’intégralité de la TVA due sur les territoires des États membres est « de nature à justifier un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale » et s’agissant de la réglementation nationale permettant d’engager des poursuites pénales même après une sanction administrative de nature pénale définitive, la Cour observe que cette réglementation permet « notamment d’assurer que le cumul de poursuites et de sanctions qu’elle autorise n’excède pas ce qui est strictement nécessaire aux fins de la réalisation de l’objectif ».

Dans l’arrêt Garlsson RE, la Cour constate que l’objectif de sauvegarder l’intégrité des marchés financiers de l’Union et la confiance du public dans les instruments financiers est de nature « à justifier un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale » mais elle observe que la réglementation italienne sanctionnant les manipulations de marché ne semble pas respecter le principe de proportionnalité. Cette réglementation nationale autorise en effet, selon la Cour, la poursuite d’une procédure administrative de nature pénale pour les mêmes faits qui ont déjà fait l’objet d’une condamnation pénale. Or, la sanction pénale semble être de nature à réprimer elle-même l’infraction de manière effective, proportionnée et dissuasive. Dans ces conditions, la poursuite d’une procédure administrative de nature pénale pour les mêmes faits qui ont déjà fait l’objet d’une telle condamnation pénale excèderait ce qui est « strictement nécessaire pour réaliser l’objectif de protection des marchés » et, en outre, cette réglementation ne semble pas assurer que l’ensemble des sanctions est proportionné à la gravité de l’infraction.

Dans les deux autres affaires jointes Di Puma et ZeccaCJUE, 20 mars 2018, n° C-596/16, Enzo Di Puma c/ Consob ; n° C-597/16, Consob c/ Antonio Zecca., en 2012, la Consob a infligé des sanctions administratives à Enzo Di Puma et Antonio Zecca pour des opérations d’initiés. Dans leurs recours devant la Corte suprema di cassazione, ils ont fait valoir que, dans la procédure pénale pour les mêmes faits entamée parallèlement à la procédure administrative, le juge pénal avait constaté que les opérations d’initiés n’étaient pas établies. L’autorité de la chose jugée de ce jugement pénal définitif de relaxe interdit, selon le droit procédural national, la poursuite de la procédure administrative au titre des mêmes faits. Dans ce contexte, la Corte suprema di cassazione demande à la Cour si, compte tenu du principe ne bis in idem, la directive sur les marchés financiers s’oppose à une telle réglementation nationale. Cette directive impose en effet aux États membres l’obligation de prévoir des sanctions administratives effectives, proportionnées et dissuasives pour les violations de l’interdiction des opérations d’initiés.

Dans son arrêt, la Cour juge qu’une telle réglementation nationale n’est pas contraire au droit de l’Union, compte tenu du principe de l’autorité de la chose jugée, qui revêt une grande importance tant dans l’ordre juridique de l’Union que dans les ordres juridiques nationaux. Lorsqu’il existe un jugement pénal définitif de relaxe constatant l’absence d’infraction, juge la Cour, la poursuite d’une procédure de sanction administrative pécuniaire de nature pénale serait incompatible avec le principe ne bis in idem car dans une telle situation, la poursuite de cette procédure dépasserait manifestement ce qui est nécessaire afin de réaliser l’objectif consistant « à sauvegarder l’intégrité des marchés financiers de l’Union et la confiance du public dans les instruments financiers ».