Liberté d'expression : Des propos particulièrement choquants d’un eurodéputé non sanctionnables

Nonobstant le caractère particulièrement choquant des propos tenus par un eurodéputé, Janusz Korwin-Mikke, à défaut de « trouble de la séance ou de perturbation des travaux du Parlement », le règlement intérieur du Parlement ne permet pas de le sanctionner pour des propos tenus dans le cadre de ses fonctions parlementaires, a jugé le Tribunal de l’Union européenne qui annule les décisions du bureau du Parlement européen lui infligeant des sanctions.
Lors de la séance plénière du Parlement du 7 juin 2016 ayant eu pour thème « L’état actuel des aspects extérieurs du programme européen sur la migration : pour une nouvelle entente sur la migration » et de celle du 1er mars 2017 ayant eu pour objet le « Gender pay gap », c’est-à-dire la problématique de l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes, Janusz Korwin-Mikke, un libéral-conservateur-eurosceptique polonais, 75 ans, est intervenu en tenant des propos particulièrement choquants à l’égard des migrants et des femmes et c’est ainsi que par décisions des 5 juillet 2016 et 14 mars 2017, le président du Parlement lui a infligé plusieurs sanctions, à savoir la perte de son droit à indemnité de séjour pour une durée de dix et trente jours respectivement et la suspension temporaire de sa participation à l’ensemble des activités du Parlement pour des périodes respectives de cinq et de dix jours consécutifs, sans préjudice de l’exercice du droit de vote en séance plénière, outre que dans le cadre de la décision du 14 mars 2017, il lui a été fait interdiction de représenter le Parlement pour une période d’un an.
Le bureau du Parlement ayant maintenu, par décisions des 1er août 2016 et du 3 avril 2017, les sanctions infligées par le président du Parlement, M. Korwin-Mikke a saisi le Tribunal de deux recours sollicitant l’annulation de ces décisions et la réparation de ses préjudices financier et moral.
Le Tribunal
Et s’agissant de la liberté d’expression des parlementaires, elle doit se voir accorder une protection accrue au vu de l’importance fondamentale que le Parlement joue dans une société démocratique même si son exercice au sein du Parlement doit parfois s’effacer devant les intérêts légitimes que sont « la protection du bon ordre des activités parlementaires et la protection des droits des autres parlementaires » mais le règlement interne d’un parlement ne peut prévoir la possibilité de sanctionner des propos tenus par les parlementaires que dans l’hypothèse où ceux-ci portent « atteinte à son fonctionnement efficace ou représentent une forme de danger sérieux pour la société » tels, par exemple, des appels à la violence ou à la haine raciale.
Au cas particulier, le Tribunal relève liminairement que l’article 166 du règlement intérieur du Parlement prévoyait, dans sa version applicable en juillet 2014, que son président arrête une décision motivée prononçant la sanction appropriée « [d]ans le cas où un député trouble la séance d’une manière exceptionnellement grave ou perturbe les travaux du Parlement en violation des principes définis à l’article 11 […] ». Dans cette version, les dispositions applicables du règlement intérieur visaient uniquement le comportement des députés. Les propos tenus par un député n’étaient, en tant que tels, pas mentionnés et n’étaient dès lors pas susceptibles de faire l’objet d’une mesure de sanction.
Dans sa version modifiée en vigueur le 16 janvier 2017, l’article 166 du règlement intérieur du Parlement permettait l’adoption de sanctions « [d]ans le cas où un député trouble la séance ou perturbe les travaux du Parlement d’une manière grave en violation des principes définis à l’article 11 […] ». Cette version modifiée visait, quant à elle, de manière explicite l’interdiction de « tout propos ou comportement diffamatoire, raciste ou xénophobe » en son article 11, § 3, deuxième alinéa, mais qu’il s’agisse de « comportements » ou de « propos », le Tribunal relève qu’une interprétation littérale de la disposition du règlement intérieur permettant d’infliger des sanctions disciplinaires à un député (art. 166) conduit à considérer que la violation des principes et valeurs visés à l’article 11, auxquels l’article 166 renvoie, ne constitue pas un motif d’incrimination autonome, mais une condition supplémentaire, nécessaire pour pouvoir sanctionner la perturbation des travaux du Parlement. Il s’ensuit qu’une violation des principes définis à l’article 11 du règlement intérieur, à la supposer établie, ne peut, à elle seule, être sanctionnée en tant que telle, mais uniquement si elle s’accompagne d’une perturbation des travaux du Parlement.
Le Tribunal dit constater qu’il ne ressort ni de la décision du bureau ni des écritures des parties que les propos tenus par M. Korwin-Mikke devant le Parlement lors des séances plénières des 7 juin 2016 et 1er mars 2017 ont créé un quelconque trouble de ces séances au sens du règlement intérieur, le Parlement ayant reconnu qu’il n’y avait pas eu de trouble ou de perturbation dans l’hémicycle et c’est ainsi que le Tribunal écarte l’argument selon lequel la « perturbation » qui aurait justifié les sanctions disciplinaires s’est manifestée hors séance, par « une atteinte à sa réputation et à sa dignité en tant qu’institution » mais une telle interprétation aurait pour effet « de restreindre la liberté d’expression des parlementaires de manière arbitraire », selon le Tribunal pour qui, en dépit du caractère « particulièrement choquant des termes employés […] dans ses interventions », le Parlement ne pouvait pas lui infliger de sanction disciplinaire sur le fondement de l’article 166 de son règlement intérieur. Les décisions du bureau attaquées par M. Korwin-Mikke sont donc annulées.
Quant aux demandes d’indemnisation formées par l’eurodéputé, compte tenu de l’annulation de la décision du bureau, il incombera au Parlement de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt du Tribunal impliquant de rembourser les sommes correspondant à l’indemnité de séjour dont le versement a été suspendu. Pour ce qui est du préjudice moral prétendument subi, le Tribunal rappelle que l’annulation d’un acte entaché d’illégalité peut constituer en elle-même la réparation adéquate et, en principe, suffisante de tout préjudice moral que cet acte peut avoir causé, à moins que le demandeur ne démontre avoir subi « un préjudice moral détachable de l’illégalité fondant l’annulation et non susceptible d’être intégralement réparé par cette annulation » et, en l’espèce, rien dans le dossier, estime le Tribunal, ne permet de constater que les décisions du président et les décisions du bureau auraient été adoptées dans des conditions qui auraient causé un préjudice moral à M. Korwin-Mikke indépendamment des actes annulés. L’intégralité des demandes d’indemnisation sont donc rejetées.