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Temps de travail : Le retour de la machine à pointer

Par Nicolas de Will | LEXTIMES.FR |
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Les États membres doivent obliger les employeurs à mettre en place « un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier », a jugé la Cour de justice de l’Union européenne.

En l’espèce, le syndicat espagnol Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) a saisi la Cour centrale espagnole (Audiencia Nacional) pour faire juger l’obligation incombant à la filiale espagnole de Deutsche Bank d’établir « un système d’enregistrement du temps de travail journalier effectué par les membres de son personnel », estimant que ce système permettrait de vérifier le respect des horaires de travail prévus et de l’obligation, prévue par la législation nationale, de transmettre aux représentants syndicaux les informations relatives aux heures supplémentaires effectuées mensuellement. Cette obligation, selon CCOO, découlait non seulement de la législation nationale mais également de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de la directive sur le temps de travail1 . Deutsche Bank soutenait, de son côté, qu’il découlait de la jurisprudence de la Cour suprême espagnole (Tribunal Supremo) que le droit espagnol ne prévoit pas une telle obligation d’application générale, loi espagnole n’imposant, selon elle, sauf convention contraire, que « la tenue d’un registre des heures supplémentaires effectuées par les travailleurs » ainsi que la communication, à la fin de chaque mois, aux travailleurs et à leurs représentants, du nombre d’heures supplémentaires ainsi effectuées.

Ayant des doutes sur la conformité avec le droit de l’Union de l’interprétation faite par le Tribunal Supremo de la loi espagnole, l’Audiencia Nacional a interrogé la Cour de justice à ce propos et selon l’information par elle-même fournie, 53,7 % des heures supplémentaires effectuées en Espagne ne sont pas enregistrées et le ministère de l’emploi et de la sécurité sociale espagnol estime qu’il est « nécessaire, afin de déterminer si des heures supplémentaires ont été effectuées, de connaître avec exactitude le nombre d’heures de travail normalement effectuées », soulignant que l’interprétation du droit espagnol par le Tribunal Supremo prive, en pratique, d’une part, les travailleurs d’un moyen de preuve essentiel pour démontrer que leur temps de travail a dépassé les durées maximales de travail et, d’autre part, leurs représentants des moyens nécessaires pour vérifier le respect des règles applicables en la matière, pour en déduire que le droit espagnol ne serait pas en mesure de garantir le respect effectif des obligations prévues par la directive sur le temps de travail et la directive sur la sécurité et la santé des travailleurs au travail2

Pour la Cour3 , ces directives, lues à la lumière de la Charte, s’opposent à une réglementation qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, « n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur », en relevant liminairement l’importance du « droit fondamental de chaque travailleur à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire », qui est consacré dans la Charte et dont le contenu est précisé par la directive sur le temps de travail. Les États membres étant tenus de faire « bénéficier effectivement les travailleurs des droits qui leur ont été conférés, sans que les modalités concrètes choisies pour assurer la mise en œuvre de la directive puissent vider ces droits de leur substance », rappelant que le travailleur doit être considéré comme « la partie faible dans la relation de travail », de telle sorte qu’il est nécessaire d’empêcher que l’employeur « lui impose une restriction de ses droits ».

En l’absence d’un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier de chaque travailleur, il n’est possible, estime la Cour, de « déterminer de façon objective et fiable ni le nombre d’heures de travail effectuées ainsi que leur répartition dans le temps ni le nombre d’heures supplémentaires », ce qui rend « excessivement difficile, sinon impossible en pratique, pour les travailleurs de faire respecter leurs droits », la détermination objective et fiable du nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire étant essentielle pour « établir si la durée maximale hebdomadaire de travail incluant les heures supplémentaires ainsi que les périodes minimales de repos journalier et hebdomadaire ont été respectées ».

La Cour estime donc qu’une réglementation nationale qui ne prévoit pas l’obligation de recourir à un instrument permettant cette détermination ne garantit pas l’effet utile des droits conférés par la Charte et par la directive sur le temps de travail, puisqu’elle prive tant les employeurs que les travailleurs de la possibilité de vérifier si ces droits sont respectés. Une telle réglementation pourrait compromettre, poursuit la Cour, l’objectif de la directive consistant à assurer une meilleure protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, et ce quelle que soit la durée maximale hebdomadaire de travail retenue par le droit national. En revanche, souligne-t-elle, un système d’enregistrement du temps de travail offre aux travailleurs un moyen particulièrement efficace pour accéder de manière aisée à des données objectives et fiables concernant la durée effective du travail effectué, ce qui facilite tant la preuve par lesdits travailleurs d’une méconnaissance de leurs droits que le contrôle par les autorités et les juridictions nationales compétentes du respect effectif de ces droits.

Il incombe donc aux États membres d’imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur. Ils doivent également définir les modalités concrètes de mise en œuvre d’un tel système, en particulier la forme que celui-ci doit revêtir, en tenant compte, le cas échéant, des particularités propres à chaque secteur d’activité concerné, voire des spécificités, notamment, de la taille de certaines entreprises.

 

  • 1Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, J.O.UE 2003, L 299, p. 9.
  • 2Directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, J.O.UE 1989, L 183, p. 1.
  • 3CJUE, 14 mai 2019, n° C-55/18, Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) c/ SAE Deutsche Bank.

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