Liberté d'expression : Strasbourg juge la France déraisonnable

Anne-Marie Couderc. Photo DR.
Anne-Marie Couderc. Photo DR.

« Il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions qui ont été imposées au droit [de la mère d'un enfant naturel du prince Albert de Monaco] à la liberté d'expression et la protection de la réputation et des droits d'autrui », a jugé la Cour européenne des droits de l'homme dans une affaire remontant au mois de mai 2005 et pour laquelle elle était saisie depuis août 2007.

Le quotidien anglais Daily Mail avait publié, le 3 mai 2005, les révélations de Nicole Coste affirmant que le père de son fils, né le 24 août 2003, était Albert Grimaldi, le prince régnant de Monaco, et qu'il avait reconnu l'enfant devant notaire le 15 décembre 2003 mais ne souhaitait pas rendre cette reconnaissance publique avant le décès de son propre père, le prince Rainier III, décédé le 6 avril 2005.

Le tabloïd anglais ne faisait toutefois que reprendre les faits essentiels d’un long article à paraître dans l'hebdomadaire Paris-Match. Informé de l’imminence de la parution, le prince Albert fit délivrer, le même jour, une mise en demeure pour que l'article ne soit pas publié. L’hebdomadaire passa outre et publia l’article ainsi que des photos, notamment le prince Albert avec l’enfant, qui parurent simultanément dans l’hebdomadaire allemand Bunte.

Le prince Albert de Monaco assigna alors la directrice de publication et la société éditrice de l'hebdomadaire devant le tribunal de grande instance de Nanterre sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne et des articles 9 et 1382 du code civil. Il obtint gain de cause le 29 juin 2005 ainsi qu'une somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts et la publication de la condamnation sur l’intégralité de la page de couverture deParis-Match sous le titre « Condamnation judiciaire de Paris-Match à la demande du Prince Albert II de Monaco ». Le tribunal avait estimé que l’article entier et ses illustrations relevaient « de la sphère la plus intime de la vie sentimentale et familiale du Prince et qu’ils ne se prêtaient à aucun débat d’intérêt général »

Le 6 juillet 2005, le prince Albert de Monaco reconnut publiquement l’enfant par le biais d’un communiqué mais le 24 novembre 2005, la cour d’appel de Versailles jugea néanmoins que la publication dans Paris-Match avait causé au prince Albert « un dommage irréversible » en ce que sa paternité, qui était restée secrète depuis la naissance de l’enfant jusqu’à la publication de l’article litigieux, était devenue « brusquement et contre son gré de notoriété publique ». Les juges versaillais confirmèrent la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts mais modifièrent les conditions de la publication judiciaire, sans titre et sur un seul tiers de la page de couverture. Le pourvoi en cassation fut rejeté.

En Allemagne, le prince Albert, qui avait assigné l’hebdomadaire Bunte en référé, eut moins de succès. Les juridictions allemandes firent prévaloir le droit du public à l’information sur les intérêts du prince à la protection de sa vie privée, en retenant que « la question d’une descendance masculine dans une monarchie héréditaire avait une importance décisive et qu’il appartenait à la mère de l’enfant, et non au Prince qui ne l’avait pas reconnu, de décider si la révélation de l’existence de l’enfant tombait ou non dans le domaine protégé de la sphère privée ».

Invoquant l’article 10 de la Convention relatif à la liberté d’expression, Mme Couderc et la société Hachette soutenaient dans leur requête soumise le 24 août 2007 que la condamnation par la juridiction versaillaise constituait une ingérence injustifiée dans l’exercice de leur liberté d’information.

La Cour de StrasbourgCEDH, 5e sect., 12 juin 2014, n° 40454/07, Anne-Marie Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France., à une faible majorité de quatre juges sur sept, considère d'emblée qu’il ne s’agissait pas seulement dans cette affaire d’un conflit entre la presse et une personnalité publique, mais que les intérêts de la mère et de l’enfant entraient également en jeu. La mère, relève la Cour, a fourni les informations à la presse et « a joué un rôle central dans la publication de l’article litigieux ». Elle s’est servie de la presse pour attirer l’attention du public sur la situation de son enfant né hors mariage et qui n’avait pas encore été reconnu par son père.

Les juridictions françaises ont estimé, constate la Cour, contrairement aux juridictions allemandes, que la naissance du fils du prince relevait de la sphère de la vie privée et non d’un débat d’intérêt général, étant précisé que la Constitution monégasque exclue qu’un enfant né hors mariage puisse accéder au trône mais pour la Cour, il convient de distinguer « entre le message central de l’article et les détails qu’il comporte ».

L'article et les photos publiés dans Paris-Match traitaient de la descendance d’un prince régnant en révélant l’existence d’un fils naturel, jusqu’alors inconnu du public et même si, en l’état actuel de la Constitution monégasque, cet enfant ne peut prétendre succéder à son père, son existence même est de nature à intéresser le public et notamment les citoyens de Monaco, estime la Cour pour qui dans une monarchie héréditaire constitutionnelle comme celle de la Principauté de Monaco, « la naissance d’un enfant revêt une importance toute particulière ».

Les impératifs de protection de la vie privée du prince et le débat sur l’avenir de la monarchie héréditaire se trouvaient donc en concurrence, relève la Cour qui fait prévaloir « l'intérêt légitime du public à connaître l’existence de cet enfant et à pouvoir débattre de ses conséquences éventuelles sur la vie politique de la Principauté de Monaco ».

Si, au demeurant, la publication litigieuse incluait aussi des éléments qui ne relevaient que de la vie privée, voire intime, du prince et de Mme Coste, il ne s’agissait pas seulement de la vie privée du prince mais également de celle de la mère de son fils et de celui-ci. Et il est difficile de concevoir, juge la Cour, comment la vie privée d’une personne (en l’occurrence celle du prince) pourrait faire obstacle à la revendication d’une autre personne (en l’occurrence son fils) « à affirmer son existence et à faire reconnaître son identité ».

Les photos accompagnant l’article n’avaient pas été prises à l’insu du prince, ajoute la Cour, mais, au contraire, réalisées par la mère dans l’intimité d’un appartement. Quant à l’interview, il avait été initié par la mère de l’enfant qui avait remis librement au journal les photos, ce qui constitue, pour la Cour, un élément important à prendre en compte « dans la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression ».

Et si le numéro de Paris Match du 5 mai 2005, tiré à plus d’un million d’exemplaires, a certainement eu des répercussions importantes, les informations qu’il contenait n’étaient plus confidentielles, relève la Cour, puisque le Daily Mail et le Bunte en avaient déjà publié soit un compte rendu soit des extraits les jours précédents. 

La Cour en conclut qu’en faisant ces révélations, le but de Mme Coste était d’obtenir la reconnaissance publique du statut de son fils et de la paternité du prince, éléments primordiaux afin que son fils sorte de la clandestinité, ce qui justifie pour la Cour que Mme Coste ait pu porter sur la place publique outre des éléments relatifs à cette paternité, des informations qui n’étaient pas nécessaires car ressortissant de la vie intime. Malgré la marge d’appréciation dont disposent les États, il n’existe pas « de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions qui ont été imposées au droit des requérantes à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi et dit qu’il y a eu violation de l’article 10 ». Trois des sept juges ont développé une opinion dissidente.

L'affaire a été renvoyée, le 13 octobre 2014, devant la Grande chambre à la demande du gouvernement français.

La Grande chambreCEDH, gde ch., 10 nov. 2015, n° 40454/07, Anne-Marie Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France. estime que, eu égard à la nature de l'information en cause, les requérantes pouvaient être reconnues comme ayant contribué « à un débat d'intérêt général » et observe que la publication touchait certes au domaine de la vie privée du Prince Albert mais l'élément essentiel de l'information — l'existence de l'enfant — dépassait « le cadre de la vie privée, compte tenu du caractère héréditaire de ses fonctions de chef de l'État monégasque ».

Les arguments avancés par le gouvernement français quant à la protection de la vie privée du Prince Albert et de son droit à l'image ont donc été considérés comme insuffisants pour justifier la condamnation prononcée par les juridictions françaises qui n'ont pas tenu compte « dans une juste mesure des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression », tels que définis par la jurisprudence de la Cour.