Picart : Secret professionnel et présomption d'infraction commise par l'avocat lui-même

Enseigne Buffalo Grill.

L'interception, la transcription et l'utilisation contre une avocate, à des fins disciplinaires, de conversations avec l'un de ses clients ne constituent pas une violation du droit au respect de sa vie privée, a jugé la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Picart.

L'affaire remonte au début du siècle, une information judiciaire avait été ouverte en décembre 2000 à la suite du décès de plusieurs personnes contaminées par la viande issus de bovidés atteints d’encéphalopathie spongiforme bovine, dite « vache folle » et l’enquête laissait soupçonner la société Districoupe, une filiale de la chaîne de restaurants Buffalo Grill, fournissant la viande en violation de l’embargo sur l’importation de viande en provenance du Royaume-Uni.

Jean-Pierre Versini-Campinchi, avocat, était alors en charge de la défense des intérêts de Christian Picart, président directeur général de la société Districoupe et président du conseil de surveillance de la chaîne Buffalo Grill.

Dans le cadre d’une commission rogatoire délivrée le 2 décembre 2002 par le juge d’instruction, la ligne téléphonique de M. Picart fut placée sous écoute et des conversations téléphoniques entre lui et le cabinet de son avocat furent interceptées et transcrites sur procès-verbal, notamment une conversation, le 17 décembre 2002, avec Tania Crasnianski, collaboratrice de Me Versini-Campinchi et une avec ce dernier, le 14 janvier 2003.

M. Picart fut placé en garde à vue dès le 17 décembre 2002 et mis en examen le lendemain. Saisie, le 12 mai 2003, quant à la régularité des procès-verbaux de transcription des écoutes en cause, la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris annula la transcription d’une conversation du 24 janvier 2003 entre M. Picart et Me Versini-Campinchi au motif qu’elle se rapportait « à l’exercice des droits de la défense du mis en examen et qu’elle n’était pas propre à faire présumer la participation de l’avocat à une infraction ». Elle refusa, en revanche, d’annuler les autres transcriptions estimant que les propos tenus étaient de nature « à révéler de la part de Me Versini-Campinchi et Me Crasnianski une violation du secret professionnel et un outrage à magistrat ». La Cour de cassation rejeta, le 1er octobre 2003, le pourvoi formé par M. Picart.

Dans l'intervalle, dès le 27 février 2003, le procureur général de Paris avait demandé au bâtonnier de Paris d'initier une procédure disciplinaire à l’encontre des deux avocats. Le bâtonnier a effectivement ouvert une procédure disciplinaire à l’encontre de la jeune collaboratrice pour violation du secret professionnel mais, en revanche, avait procédé au classement des faits reprochés Me Versini-Campinchi à raison des propos qu’il avait tenu le 14 janvier 2003.

Siégeant comme conseil de discipline, le 16 décembre 2003, le conseil de l’Ordre jugea que les propos tenus le 17 décembre 2002 comme contrevenant à l’article 63-4 du code de procédure pénale et portaient atteinte au secret professionnel auquel elle était obligée en sa qualité d’avocate et, par ailleurs, estimant qu'elle avait opéré sur instructions de son confrère-patron, il retint qu’ils avaient agi de concert et prononça contre Me Versini-Campinchi la peine de l’interdiction temporaire d’exercer la profession d’avocat pendant deux ans, avec sursis de vingt-et-un mois, et, contre Me Crasnianski, la peine d’interdiction d’un an, avec sursis.

Le 12 mai 2004, la cour d’appel de Paris rejeta le recours mais, le 10 octobre 2008, la cour de cassation cassa l'arrêt. Par un second arrêt, le 24 septembre 2009, la cour d'appel rejeta, à nouveau, le recours. Un second pourvoi fut déclaré « non admis ». Et c'est ainsi que les deux avocats saisirent, le 1er août 2011, la Cour européenne des droits de l'homme en invoquant l’article 8 relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance. Me Versini-Campinchi et Me Crasnianski se plaignant de l’interception et de la transcription des conversations qu’ils ont eues avec leur client et de l’utilisation contre eux, dans le cadre de la procédure disciplinaire dont ils ont fait l’objet, des procès-verbaux correspondants.

La CourCEDH, 16 juin 2016, n° 49176/11, Jean-Pierre Versini-Campinchi et Tania Crasnianski c/ France. relève que l’interception, l’enregistrement et la transcription de la conversation téléphonique du 17 décembre 2002 entre M. Picart et Me Crasnianski constituent une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leur vie privée et de leur correspondance et, en outre, cette ingérence s’est poursuivie dans le cas de Me Crasnianski par l’utilisation de la transcription de cette conversation dans le cadre de la procédure disciplinaire dont elle a fait l'objet.

À l’époque des faits, selon la jurisprudence de la cour de cassationCrim. 8 nov. 2000, n° 00-83570.« une conversation entre un avocat et son client, surprise à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière, pouvait être transcrite et versée au dossier de la procédure, lorsqu’il apparaissait que son contenu pouvait laisser présumer la participation de cet avocat à des faits constitutifs d’une infraction » mais ce n'est que dans le contexte de cette affaire que la cour de cassation a expressément indiqué, le 1er octobre 2003, que cela valait également lorsque « ces faits sont étrangers à la saisine du juge d’instruction », estimant que Me Crasnianski, professionnelle du droit, pouvait prévoir que « la ligne téléphonique de M. Picart était susceptible d’être placée sous écoute et que ceux des propos qui seraient de nature à faire présumer sa participation à une infraction pourraient être enregistrés et transcrits malgré sa qualité d’avocate ». De même, Me Crasnianski pouvait prévoir que révéler une information couverte par le secret professionnel l’exposerait à des poursuites sur le fondement de l’article 226-13 du code pénal et elle pouvait également prévoir qu’un manquement de cette nature l’exposerait à des poursuites disciplinaires devant le conseil de l’ordre des avocats, qui pouvait notamment agir sur demande du procureur général.

Concernant le fait que le 17 décembre 2012, Me Crasnianski communiquait avec M. Picart en sa qualité d’avocate, la Cour rappelle que selon jurisprudenceCEDH, 6 déc 2012, Michaud c/ France. si le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l’avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice et s’il s’agit d’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique, « il n’est pas pour autant intangible » et se décline avant tout en obligations à la charge des avocats et trouve son fondement dans la mission de défense dont ils sont chargés.

Le droit français, relève la Cour, énonce clairement que le respect des droits de la défense commande la confidentialité des conversations téléphoniques entre un avocat et son client, et fait obstacle à la transcription de telles conversations, même lorsqu’elles ont été surprises à l’occasion d’une mesure d’instruction régulière. Il n’admet qu’une seule exception : la transcription est possible lorsqu’il est établi que « le contenu d’une conversation est de nature à faire présumer la participation de l’avocat lui-même à des faits constitutifs d’une infraction ».

Si l’article 100-5 du code de procédure pénale établit expressément qu’à peine de nullité, les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense ne peuvent être transcrites, cette disposition revient à retenir que, par exception, le secret professionnel des avocats, qui trouve son fondement dans le respect des droits de la défense du client, ne fait pas obstacle à la transcription d’un échange entre un avocat et son client dans le cadre de l’interception régulière de la ligne du second lorsque le contenu de cet échange est de nature à faire présumer la participation de l’avocat lui-même à une infraction, sous réserve que cette transcription n’affecte pas les droits de la défense du client.

La Cour admet qu’ainsi restrictivement énoncée, cette exception au principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client contient une garantie adéquate et suffisante contre les abus. Ce qui importe, souligne la Cour, est que les droits de la défense du client ne soient pas altérés, c’est-à-dire que les propos ainsi transcrits ne soient pas utilisés contre lui dans la procédure dont il est l’objet.

Or, en l’espèce, la chambre de l’instruction a annulé certaines autres transcriptions au motif que les conversations qu’elles retraçaient concernaient effectivement l’exercice des droits de la défense de M. Picart et si elle a refusé d’annuler la transcription du 17 décembre 2002, c’est parce qu’elle a jugé que les propos tenus par Me Crasnianski étaient de nature à révéler la commission par elle du délit de violation du secret professionnel, et non parce qu’ils constituaient un élément à charge pour son client, la transcription de la conversation du 17 décembre 2002 entre la requérante et M. Picart était, juge dès lors la Cour, fondée sur le fait que son contenu était de nature à faire présumer qu'elle avait elle-même commis une infraction, et que le juge interne s’est assuré que cette transcription ne portait pas atteinte aux droits de la défense de M. Picart.

La circonstance que la première était l’avocate du second ne suffit pas pour caractériser une violation de l’article 8 de la Convention à l’égard de celle-ci, conclut la Cour qui souligne qu'un avocat est particulièrement bien armé pour savoir où se trouvent les limites de la légalité et, notamment, pour réaliser le cas échéant que les propos qu’il tient à un client sont de nature à faire présumer qu’il a lui-même commis une infraction. Pour la Cour, il en va d’autant plus ainsi lorsque ce sont ses propos eux-mêmes qui sont susceptibles de constituer une infraction, comme lorsqu’ils tendent à caractériser le délit de violation du secret professionnel.