Procès équitable : Le formalisme excessif porte atteinte au droit d'accès à un tribunal

En déclarant irrecevable le pourvoi au motif que le prévenu avait remis à son avocat un mandat spécial avant que l'arrêt de la cour d'appel ne soit rendu, la cour de cassation fait preuve d'un formalisme excessif qui porte une atteinte disproportionnée au droit d'accès à un tribunal, juge la Cour européenne des droits de l'homme.
L'affaire remonte à il y a dix ans environ lorsque Claude Reichman était responsable d’une émission diffusée sur Radio Courtoisie. Le 14 novembre 2006, il fit une intervention consacrée à la situation de la radio depuis le décès de son fondateur, Jean Ferré, et relata le déroulement d’une réunion organisée au sein de la radio quelques temps auparavant, au cours de laquelle Henry de Lesquen, le nouveau vice-président du conseil d’administration de l’association en charge de la gestion de la radio, aurait, avec le concours de gardes du corps, fait en sorte que les personnes présentes ne puissent pas s’exprimer.
Il critiqua ensuite la décision de M. de Lesquen de s’attribuer le contrôle de la ligne éditoriale de la radio et tint notamment le propos suivant : « […] la situation financière de la radio a donné lieu à certaines... j’allais dire acrobaties... enfin, disons, à certains comportements dont l’orthodoxie demande à être vérifiée, et tout ceci me plonge dans une grande inquiétude… ». Dépôt de plainte avec constitution de partie civile le 9 février 2007 et le 3 mai 2007, une ordonnance de référé désigna un administrateur judiciaire avec pour mission de convoquer une assemblée générale en vue de l’élection d’un nouveau conseil d’administration et d’assurer la gestion courante de l’association gérante de la radio.
Une ordonnance du 8 février 2008 renvoya M. Reichman devant le tribunal correctionnel de Paris du chef de diffamation publique et le 17 février 2009, il fut reconnu coupable de diffamation publique envers un particulier aux motifs qu’il imputait à la partie civile des agissements pouvant revêtir une qualification pénale ou, à tout le moins, emporter la mise en œuvre de sa responsabilité, estimant que M. Reichman ne pouvait bénéficier de l'excuse de bonne foi en l’absence d’éléments sérieux permettant de justifier ses accusations. Il fut condamné à une amende de 1 000 euros assortie d’un sursis et à payer à la partie civile les sommes de 1 500 euros à titre de dommages-intérêts et 2 000 euros au titre des frais irrépétibles. La cour d’appel confirma la décision et la cour de cassation déclara le pourvoi irrecevable au motif que le mandat spécial donné à son avocat pour agir en cassation est daté du 25 mai 2010, alors que l’arrêt rendu par la cour d’appel est du 27 mai 2010.
La cour de cassation fait preuve d'un formalisme excessif portant atteinte au droit d'accès à un tribunal
Sous l'angle de l'article 6 §1 de la Convention, la Cour européenne des droits de l'homme
Quant au propos litigieux, la Cour estime qu'il s’inscrivait dans un débat d’intérêt général et relevait de la liberté de presse dans le cadre de laquelle s’exprimait M. Reichman en sa qualité d’animateur depuis près de quinze ans d’une émission d’information, et ce même si ce dernier était personnellement concerné par les difficultés rencontrées par la radio. Une certaine dose d’ « exagération » ou de « provocation » est permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique, rappelle la Cour et en précisant que l’impossibilité de prouver la véracité d’un propos ne saurait impliquer « un manquement de l’auteur à ses devoirs déontologiques » dans la mesure où la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent « de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable ».
Pour la Cour, les interrogations à l’antenne formulées par M. Reichman étaient de nature à suggérer la possible existence d’irrégularités dans la gestion financière de la radio mais ne visaient toutefois aucun fait précis, il exprimait une impression d’ensemble relative à la gestion de la radio sur une période englobant la présidence de la partie civile et concluait son intervention par la nécessité de pousser plus loin les vérifications à ce sujet, relevant que le tribunal correctionnel lui-même a qualifié le propos d’ « allusif » et que c’est notamment son caractère abstrait qui a conduit les juridictions internes à retenir l’existence d’une diffamation.
Or, le propos litigieux constituait un jugement de valeur et non des déclarations de fait, et ne relevait pas par ailleurs de l’invective gratuite, mais se fondait, au contraire, sur une base factuelle, M. Reichman a d'ailleurs pu produire, est-il souligné, deux documents émanant respectivement de la trésorerie et de l’expert-comptable de la radio attestant de la mauvaise situation financière de celle-ci.
Une condamnation pénale est l'une des formes les plus graves d'ingérence dans le droit à la liberté d'expression
Qualifié de « mesuré », le propos incriminé s’inscrivait, selon la Cour, dans un contexte de dissensions au sein de la radio et faisait suite à des incidents survenus peu de temps auparavant entre des membres du personnel et la partie civile. Les juridictions internes se sont contentées, juge la Cour, de caractériser les éléments constitutifs de la diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en œuvre par la Cour dans le cadre de son contrôle de proportionnalité. Elle note, en particulier, que le juge national n’a pas distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur, alors que des violations similaires ont déjà été constatées dans des affaires concernant l’article 10 de la Convention.
Même modérée, une sanction pénale peut avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et rappellant que « le prononcé d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression », eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles, pour en conclure que la condamnation de M. Reichman s’analyse en « une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression ». La France est condamnée à lui payer 5 000 euros au titre du préjudice moral.