Diffamation : Le jugement d’une condamnation amnistiée ne peut être produit en justice

Conseil national de l'ordre des chirurgiens-dentistes.

Sur renvoi après cassation, par quatre arrêts distincts, la cour d’appel de Versailles a condamné Philippe Bessis, un ancien chirurgien-dentiste radié (re)devenu avocat en juin 2012, sa selàrl éponyme et son syndicat de dentistes solidaires et indépendants à payer diverses sommes au conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes (CNO) et à 12 anciens membres dudit conseil pour des propos particulièrement virulents publiés sur son blog veritesdentaires.fr, les 5 février 2010, 2 septembre 2010, 8 et 22 novembre 2010, jugés diffamatoires.

Au cours de l’année 2010, Philippe Bessis, chirurgien-dentiste à l'époque, gérant de la selàrl Bessis propriétaire du nom de domaine veritesdentaires.fr et président du Syndicat des dentistes solidaires et indépendants, a écrit plusieurs articles sur son blog veritesdentaires.fr pour dénoncer ce qu’il reprochait au CNO et aux membres le constituant et était poursuivi sous sa triple casquette d’auteur des articles, de gérant de la selàrl et de président du syndicat.

Devant le tribunal correctionnel de Paris, par dix jugements distinctsTGI, 17e ch. corr., 12 janv. 2012, n° 1033408268, 1009908277, 1009908286, 1033408213, 1033408222, 10334082240, 1033408259, 1033408277, 1103108140, 1103108131, conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes et a. c/ Philippe Bessis., M. Bessis avait marqué un point. Le caractère diffamatoire des divers écrits litigieux n’avait en effet pas été retenu, à l’exception d’un seul où il l’avait emporté au bénéfice de la bonne foi et avait même obtenu que chacun des plaignants lui paie la somme de 500 euros au titre de l’article 800-2 du code de procédure pénale.

Sur appel du CNO, M. Bessis marquera un second point en obtenant la transmission au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur le c) de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui faisait interdiction de prouver la vérité d’un fait diffamatoire lorsque l’imputation se réfère à « un fait constituant une infraction amnistiée » qui sera jugé inconstitutionnelCons. constit., 7 juin 2013, n° 2013-319 QPC, Philippe Bessis, J.O., n° 132, 9 juin 2013, p. 9632, n° 19.. Premier bémol toutefois, la cour d’appel de Paris supprime, dans sa série d’arrêts du 10 avril 2014, la condamnation des parties civiles sur le fondement de l’article 800-2 du code de procédure pénale mais la relaxe est définitive, la parquet n’ayant pas interjeté appel.

L’article 35 c) de la loi de 1881 a certes été abrogé mais l’article 15, alinéa 3, de la loi d’amnistie du 6 août 2002 selon lequel « toute référence à une sanction ou à une condamnation amnistiée sur le fondement de la présente loi est punie d'une amende de 5 000 euros » subsiste et c’est ainsi que si la vérité des faits diffamatoires, selon la décision précitée du Conseil constitutionnel du 7 juin 2013, peut à présent être prouvée lorsque l’imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée, cette preuve ne peut être rapportée, juge la chambre criminelle de la cour de cassation, dans une série d’arrêts du 3 novembre 2015, lorsque « l’imputation consiste dans le rappel de la condamnation amnistiée elle-même ».

Or, pour admettre la preuve de la vérité du fait diffamatoire, la cour d’appel de Paris avait permis la production par le prévenu du jugement du 15 septembre 2006 contre le CNO qui avait été condamné à une amende amnistiée de 1 500 euros avec sursis pour recel de violation du secret professionnel en ce qu’il avait adressé au conseil de l’ordre des avocats du barreau de Paris « une lettre qui ne pouvait être acheminée sans méconnaître le secret professionnel ». Cassation donc et renvoi devant la cour de Versailles qui a retenu le caractère diffamatoire des propos litigieux.

Devant la cour de renvoi, les parties civiles estimaient en effet que les imputations énoncées par Philippe Bessis sur son blog, précises et susceptibles d’un débat contradictoire, portent atteintes à l’honneur et à la considération des membres du Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes (CNO) lorsqu’il affirme que (1) ils perçoivent des indemnités abusives, excessives et injustifiées constituant des revenus occultes, caractérisant des fraudes fiscales, (2) l’argent des cotisations serait utilisé de manière douteuse en cachant l’accès aux documents comptables de l’ordre, (3) le CNO aurait des méthodes condamnées par l’Igas et (4) les membres du CNO feraient sans scrupules des profits financiers personnels grâce à leurs fonctions ordinales.

Philippe Bessis estimait, quant à lui, que les propos incriminés comportent surtout des commentaires et appréciations personnelles subjectives, insusceptibles de caractériser une diffamation, l’offre de preuve est parfaite et complète et qu’il a agi de bonne foi, sur un sujet d’intérêt général à propos duquel l’expression d’un syndicat est légitime, à partir d’une base factuelle suffisante, avec prudence notamment quant à l’identification des membres du CNO et sans animosité personnelle.

En l’espèce, relève la cour de renvoiVersailles, 8e ch., 27 sept. 2016, n° 15/04175, 15/04170, 15/04174 et 15/04121, Philippe Bessis c/ Guy Bias et a., les imputations de « bénéficier d’indemnités excessives, abusives, sans fondement légal, constituant des revenus occultes et illicites, non déclarés au fisc, prélevés sur les cotisations des membres de la profession pour satisfaire des besoins personnels », visent des faits « précis et déterminés et portent nécessairement atteinte à l’honneur et à la considération des parties civiles, membres du conseil de l’ordre des chirurgiens-dentistes, et à ce titre aisément identifiables » et ont été diffusés le 5 février 2010 sur un site internet accessible au public.

La cour rejette l’offre de preuve du prévenu aux motifs qu’il n’est pas démontré que les indemnités étaient « illégales dès lors qu’aucun texte ne les interdisait » et qu’elles ont par ailleurs été déclarées au fisc. Pour ce qui est de sa bonne foi, la cour considère que si le discours syndical peut revêtir une forme polémique liée à la défense des intérêts collectifs d’une profession, cette légitime liberté d’expression ne peut aboutir « à la mise en cause de la responsabilité pénale des représentants élus de la profession […] sauf à démontrer la véracité des propos allégués, ce qui n’est pas le cas en l’espèce ».

S’il n’est pas contesté que le sujet traité relevait de l’intérêt général, poursuit la cour, les accusations publiques diffusées par Philippe Bessis sur son blog veritesdentaires.fr à l’encontre des membres aisément identifiables de cet ordre, de bénéficier d’indemnités excessives, abusives, sans fondement légal, constituant des revenus occultes et illicites, non déclarés au fisc, prélevés sur les cotisations des membres de la profession pour satisfaire des besoins personnels, sans base factuelle suffisante, selon un mode d’expression dénuée de toute prudence dans un contexte de conflit personnel illustrant une animosité certaine, caractérise sa « mauvaise foi » qui constitue une « faute » ouvrant à droit à réparation au bénéfice du CNO et des 12 autres parties civiles dont le montant est arrêté à trois fois un euro pour l’un et 1 000 euros pour chacune des autres, outre des frais irrépétibles et la publication du dispositif pendant un mois sur son blog veritesdentaires.fr — qui ne semble plus être accessible — et dans la Lettre de l’ordre national des chirurgiens-dentistes.

Le feuilleton n’est toutefois pas terminé, Philippe Bessis et sa selàrl se sont pourvus en cassation de cette dernière série de décisions. Le syndicat est en redressement judiciaire depuis le 18 février 2016.