Liberté d'expression : La critique d’un avocat de l’action de magistrats dans l’affaire Borrel

Olivier Morice, déc. 2014.
Olivier Morice, déc. 2014.

Saisie après condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 10 de la Convention relatif à la liberté d’expression, l’assemblée plénière de la cour de cassation a rejugé le pourvoi formé à l’encontre de l’arrêt du 16 juillet 2008 de la cour d’appel de Rouen qui avait reconnu coupable de complicité l’avocat parisien Olivier Morice des délits de diffamation publique envers deux juges d’instruction, à l’occasion de la publication d’un article sur l’affaire Borrel dans le quotidien le Monde.

L’affaire remonte à il y a plus de vingt ans lorsque le corps dénudé et carbonisé de Bernard Borrel, magistrat détaché par la France auprès du ministre de la justice de Djibouti en tant que conseiller technique, est retrouvé au matin du 19 octobre 1995 dans la région désertique de Goubet-Al Karab, à 80 kilomètres de la capitale, et qu’une information est ouverte sept semaines plus tard au tribunal de grande instance de Toulouse pour rechercher les causes de sa mort.

Contestant la thèse du suicide, sa veuve, Élisabeth Borrel, elle-même magistrate, a déposé plainte avec constitution de partie civile et c’est après un dessaisissement du tribunal de Toulouse pour celui de Paris et plusieurs années de procédure qu’est publié, dans le Monde daté du 8 septembre 2000, un article signé Franck Johannès et intitulé « Affaire Borrel : remise en cause de l’impartialité de la juge Moracchini » :

« Les avocats de la veuve du juge Bernard Borrel, retrouvé mort en 1995 à Djibouti dans des circonstances mystérieuses, ont vivement mis en cause, mercredi 6 septembre, auprès du garde des sceaux, la juge Marie-Paule Moracchini, dessaisie du dossier au printemps. Celle-ci est accusée par Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes d'avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d'impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur.
Les deux avocats, qui n'avaient pas été autorisés à se rendre à Djibouti en mars pour un second transport sur les lieux, ont demandé le 1er août à consulter la cassette vidéo tournée sur place. Le juge Jean-Baptiste Parlos, chargé de l'instruction depuis le dessaisissement de Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire le 21 juin, leur a indiqué que la cassette ne figurait pas au dossier et n’était pas « référencée dans la procédure comme étant une pièce à conviction ». Le juge a aussitôt appelé sa collègue, qui lui a remis la cassette dans la journée. « Les juges Moracchini et Le Loire avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient omis de placer sous scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »
Pire, dans l’enveloppe le juge Parlos a découvert un mot manuscrit et assez familier de Djama Souleiman, le procureur de la République de Djibouti. « Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport […], peut-on lire dans ce texte. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission ‘Sans aucun doute’ sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien Mme Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation. Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger Le Loire s’il est rentré […] À très bientôt, je t’embrasse, Djama. »
Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe entre le procureur de Djibouti et les magistrats français, assure Me Morice, et on ne peut qu’être scandalisés. » Ils ont réclamé à Elisabeth Guigou une enquête de l’inspection générale des services judiciaires. La ministre de la justice n’avait pas reçu leur courrier, jeudi 7 septembre. Mme Moracchini fait déjà l’objet de poursuites disciplinaires devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), notamment pour la disparition de pièces dans l’instruction du dossier de la Scientologie. »

Me Morice était poursuivi pour complicité de diffamation publique envers un fonctionnaire public pour « avoir tenu à l’égard de Mme Moracchini et M. Le Loire, courant septembre 2000, au cours d’une conversation téléphonique avec M. Johannès, des propos diffamatoires, sachant qu’ils pouvaient ou devaient être publiés ». Sur renvoi après cassation, la cour d’appel de Rouen avait reconnu, le 16 juillet 2008, l’avocat coupable et l’avait condamné à une amende de 4 000 euros ainsi que 7 500 euros à chacun des deux magistrats à titre de dommages-intérêts et 5 000 euros au titre des frais irrépétibles. Rejet du pourvoi le 10 novembre 2009 et saisine, le 7 mai 2010, de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sur le fondement des articles 6 §1 et 10 de la Convention.

Dans un premier arrêt, la CourCEDH, 5e sect., 11 juill. 2013, n° 29369/10, Morice c/ France. avait retenu une violation de l’article 6 §1 relatif au procès équitable mais pas de violation quant à l’article 10 relatif à la liberté d’expression et c’est sur demande de l’avocat de renvoi devant la Grande Chambre qu’un second arrêtCEDH, Gde ch., 23 avr. 2015, n° 29369/10, Morice c/ France. retient, aussi, la violation de l’article 10 et condamne la France à dédommager l’avocat à concurrence de 4 270 euros pour dommage matériel, 15 000 euros pour dommage moral et 14 400 euros pour frais et dépens.

C’est à la suite de ce second arrêt de la Cour de Strasbourg qu’a été sollicité par Me Morice le réexamen de son pourvoi rejeté le 10 novembre 2009 par la cour de cassation qui avait approuvé les juges du fond qui avaient retenu que « la mise en cause professionnelle et morale très virulente des deux magistrats instructeurs, en particulier de Mme Moracchini […] à travers des propos dépassant largement le droit de critique, ne présentait plus aucun intérêt dans la procédure en cours […] les profondes divergences ayant surgi entre les avocats de Mme Borrel et les juges d’instruction, avant le dessaisissement de ces derniers, ne pouvait pas justifier leur dénonciation ultérieure dans les médias […] les propos tenus […] par leur caractère excessif, révélateur de l’intensité du conflit l’ayant opposé aux juges, en particulier à Mme Moracchini, s’analysent comme un ‘règlement de compte a posteriori’ […] la publicité qu’il leur a été donnée, dans un article paru sous la signature du journaliste deux jours après la saisine de la chambre de l’instruction dans le dossier dit de ‘la Scientologie’ évoqué en conclusion de l’article et impliquant également Mme Moracchini, soit à une date exclusive de toute coïncidence, traduit de la part de M. Morice une animosité personnelle et une volonté de discréditer ces magistrats, en particulier Mme Moracchini avec laquelle il était en conflit dans plusieurs procédures ».

Dans cet arrêt qui casse sans renvoi, au visa de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales selon lequel « la liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires », l’assemblée plénière de la cour de cassationAss. pl., 16 déc. 2016, n° 08-86295, Olivier Morice c/ Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire. retient à présent que les propos litigieux, qui portaient sur un sujet d’intérêt général relatif au traitement judiciaire d’une affaire criminelle ayant un retentissement national et reposaient sur une base factuelle suffisante, à savoir le défaut de transmission spontanée au juge nouvellement désigné d’une pièce de la procédure et la découverte d’une lettre empreinte de familiarité, à l’égard des juges alors en charge de l’instruction, du procureur de Djibouti qui dénonçait le comportement de Mme Borrel et de ses avocats, « ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique et le jugement de valeur portés sur l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple expression d’une animosité personnelle envers ces derniers ».